*Riyad Dookhy (Dr), philosophe et juriste
L’année 2016 voit la réintroduction du français dans l’enseignement au
Maroc, à l’encontre de l’arabisation, par décision du Roi. L’Algérie, de même,
plus timidement, amorce un certain retour à la francisation. La Tunisie, quant
à elle, a su préserver, de façon plus avisée, le français comme langue d’enseignement
et opère un rapprochement scientifique soutenu avec le monde francophone à
l’encontre de l’arabisation.
Ce retour à la francisation à l’encontre de l’arabisation n'est pas
anodin, mais indique un mouvement réfléchi et bien pensé. L’arabe, langue d’un
vaste territoire géographique, est la langue, à des moments divers de
l’histoire, d'une civilisation chrétienne, juive et musulmane. Maïmonide
n’écrivait-il pas en arabe, de même qu’Averroès ne véhiculait-il pas l’Aristote
des scolastiques, alors que des penseurs et philosophes persans ne
s’exprimaient-ils pas encore au XVIIIe siècle en arabe ? L’arabe est aussi
une des langues de l’ONU et la langue de travail de diverses organisations
internationales, étant par ailleurs la langue officielle de vingt-six États. Bien
entendu, l’arabe est aussi présent et incontournable comme langue liturgique
des chrétiens d’Orient et des musulmans du monde. Les universités et
productions académiques et scientifiques arabes sont nombreuses, et bénéficient
de toute une tradition séculaire et littéraire et d’un budget conséquent.
Pour autant, des déficits de la pensée, de la production, du savoir
véhiculé, de son réel enjeu comme porteur d'une épistémologie de notre siècle,
peuvent s’y afficher. C'est une question grave que de pouvoir équiper une
génération toute entière à faire face au monde de demain et de lui donner les
outils de la pensée et de son orientation. Pour le Maghreb, voir le Grand Maghreb,
le français s’impose en ce sens – ne serait-ce que par cette décision du Roi -,
comme langue de l’académie et du savoir au détriment de l’arabe. Peut-être les
scientifiques et les intellectuels seront plus aptes ici à être sensibles à ce
qui est sollicité, comme l’enjeu réel qu'il nous importe de prendre en
compte, au-delà d'un discours idéologique. Le roi du Maroc est aussi le garant
de la tradition musulmane et de l’arabité (ne porte-t-il pas le titre de
« Amîr-al-mouminîn » ?). En vérité, il n'y va pas que d'une
décision d’un souverain, mais le cri d’un nombre important d’intellectuels,
dont on ne pourra citer ici que quelques-uns, tels les philosophes Ali Mezghani,
(Lieux et Non-lieu de l’identité, 1998) ou Fathi Triki, (La stratégie
de l'identité, 1998). Rappelons aussi le philosophe franco-marocain, Ali
Benmakhlouf, professeur d’université, et ses travaux sur l’identité comme une
« fable philosophique », alors qu’il est un de ceux qui défendent la
tradition averroïste de notre temps.
Ces faits nous sont importants, pour nous mauriciens, à l’encontre d'une micro-culture
du créole (le « kréole-k ») qui emprunte l’ambition et l’illusion de « pan-culture »
transmissible à la hauteur d’un patrimoine académique, connotant l’idée d’un
véhicule du savoir de notre temps. Le « kréole-k » qui n’est pas
partagé par le « créole-c » même à Maurice, et comme nous avions eu
l’occasion de l’indiquer à plusieurs reprises, n'est que rupture et
obscurantisme à certains égards, même si on peut tenter de comprendre et de
soutenir le mouvement et quelques nobles projets qui l’animent. Il n’aurait eu
que la faveur d’un régime politique car aidant à immuniser le peuple d’une
véritable maîtrise du savoir. N’est-il toujours pas mieux de gouverner un
peuple non bien instruit, soumis aux harangues d’un espace public hautement
émotionnel, que de vraiment l’encadrer d’une vraie pédagogie ? Il est
ainsi possible de gouverner tout en se déresponsabilisant en n’offrant à jamais
à ce peuple son destin, celui de son développement et de son bien-être.
Si tel est suffisamment corrosif pour le développement mauricien, il y a
un autre facteur qu’il importe de souligner. C'est celui du flou et du glissement
que le « kréole-k » opère et entretient au détriment du français à
Maurice (dont nous avons fait état ailleurs).
Précisions uniquement ici que le créole « k », s’il est en cela une
micro-culture, ne bénéficie pas d’une aire linguistique large, comme celle de
l’arabe. Il n'y existe aucune tradition de la pensée ni celle d’un savoir
académique. Il n’existe qu’en marge même de toute tradition épistémologique. Il
n’officie et ne présentifie qu’un événement idéologique avant toute chose à
l’encontre et à la faveur d’un « rapt » intellectuel alors qu’il
appartient à nos générations du futur de maîtriser les moyens du savoir de demain
et d’engager la compétition du monde sans se déclarer forfait avant l’heure.
Un État nécessite, à un certain moment de son existence, la production des
médecins compétents ouverts sur la médecine de pointe, des architectes pouvant
construire, des juristes pouvant réfléchir l’assise et la structure du social
et y faire asseoir une pensée du droit, et de tout un pan de scientifiques des
disciplines humaines pour encadrer le mouvement de la réalité d’une réflexion
civilisatrice, philosophique, scientifique, technique ou technologique. Le
« kréole-k » malheureusement ne pourra jamais, toute hypothèse
considérée, à en faire le véhicule. L’arabisation, qui n’est rien comparable au
« kréole-k », s’est permise une lucidité pédagogique que nombres de
mauriciens, hélas, ne pourront en faire état. C’est une tragédie aujourd'hui de
notre histoire.
L’éducation mauricienne s'est ouverte à la désintégration du mouvement pédagogique
du savoir, alors que la société mauricienne n’échappe pas à sa structure
grammaticale et herméneutique comme généalogique. Les difficultés de la
kréolisation commencent à devenir perceptibles, mais la bravoure et la lucidité
de beaucoup à ce sujet sont eux-mêmes questions à méditer.