La « kréolisation »
Riyad DOOKHY (Dr), Barrister de Gray’s
Inn,
philosophe et
chercheur universitaire
(Royaume-Uni/France).
Sommaire
Il y a lieu
d’évoquer de façon responsable le débat « créole ». Penseurs,
décideurs ou visionnaires d'une nation ne peuvent s’identifier aux réactions
populaires et populistes. Il leur importe, au contraire, de poser sereinement
et calmement et de façon éclairée, les enjeux qui se regroupent - ou qui s’y
cachent - autour du « créole » et du « kréol », les deux
termes n’étant pas ici synonymiques.
Le « débat »
se révèle équivoque et polysémique et se pose en différentes figures impliquant,
selon les circonstances, des non-dits spécifiques. Il n'est pas affranchi de
passions et de mauvaise foi, car une symbolique identitaire s'y jouerait qui
emporte une adhésion ou négation, selon les parcours académiques, les niveaux
de formation, les milieux ou adhésions communautaires perçues comme telles. Il
n'est pas exonéré de fausses idées sur l’histoire ou de sa mémoire reconstruite
selon des perspectives des doctrines ou des idéologies politiques
contemporaines. Quelques uns seulement font référence à l’univers du savoir et à
la recherche. Si nous en ferons état ici, nous évoquerons la nécessaire « réconciliation »
de l’être mauricien, être de famille francophone en une production
« propre » du sens.
Quel peuple
créolisant n’aurait pas aimé « créoliser » son univers, quel peuple
d'une des langues « natives » n’aurait pas aimé
« naturaliser » ainsi son univers ? Cela va de soi avec toute société
humaine, et c'est tout à fait compréhensible qu’une telle démarche existe pour
la société mauricienne. Pour autant, s’il y existe une réticence, c'est que
l’enjeu est grave et qu’il s'agit de penser. L’enjeu n'est peut-être pas
évident pour la pensée populaire et populiste et pour les types de réactions
qu’elle engendre, notamment de la part de ceux qui se font les hérauts d'une
certaine « identité » et qui auront voulu déplacer le
« créole » en « kréol ».
Mise en suspens
Pour pouvoir
parler du créole ou du kréol[1],
il s’agit, par conséquent, de mettre en suspens une série de réactions
passionnées qui s’observent de part et d’autres et de les dédramatiser. Celles-ci visent à ce que les véritables
enjeux ne soient pas connus et débattus.
Le « kréol »
(et non le « créole »), en tant qu’un mouvement de groupe, se
qualifie d'abord comme une « réaction-contre » et non comme un
« penser-de ». Il s’annonce, mais le flou est voulu, comme mouvement
de rejet du français et comme lutte identitaire. On pourrait tenter de
comprendre les raisons de ce mouvement et de ses justifications. Il n’est pas libéré
d'une politique linguistique ayant des enjeux cachés visant des effets à longs
termes, notamment pour les générations à venir.
Pour autant, il
existe ici un des premiers traits d’équivocité. Il nous faut faire état que
certains, selon leurs engagements ou positions personnelles, évoquent le fait
qu’il ne s’agit pas d’une substitution du français pour faire place au kréol[2].
Toutefois, tant par sa forme graphique phonétique que par le glissement qu’il
entraîne dans les réalités en question, le kreol nourrit bien l’ambition d'une
rupture et d'une substitution. Il n'est pas à l’abri d’endoctrinement.
Dans un deuxième
temps, le « kréol » entend donner l’espoir d'une souveraineté
linguistique, véhiculée en ce sens par sa graphie phonétique et par une volonté
d'une « grammaire » auto-référentielle. Si l'idée se recommanderait
quelque peu en son principe, on pourra y voir le rôle d'une idéologisation
majeure en cours à l’encontre d'un peuple qui n'est pas à même de déployer des
arguments contre-idéologiques. Une telle position cache un obscurantisme qu’il
s’agit de dénoncer. De surcroît, il comporte un grand nombre de difficultés qui
sont escamotées de la compréhension publique. Ce qui explique qu’il n’emporte
pas l’adhésion d'une certaine « élite », et pour cause. Il s’agit de
comprendre le « pourquoi » de ce refus et dans quelle mesure il y a
refus.
Enfin, le kréol est
perçu comme la langue d'une communauté à Maurice. En ce sens, il ne serait plus
la langue des autres communautés et s’interdit d'être la langue de tous les
mauriciens (à l’encontre du « créole ») – tout comme certains
mauriciens parleraient le bhojpuri ou autres langues. Il est ici une logique de
revendication communautaire, antagoniste et hostile, si l’on veut, qui se
manifeste aussi par des réactions passionées. Le kréol par son écriture
phonétique peut donc être une version communautaire d’un créole qui ne serait pas
partagé par les autres mauriciens.
Le « créole »
(contrairement au « kréol ») quant à lui est un parler[3]
des mauriciens qui ne date pas d’aujourd'hui et qui a connu des évolutions et
des développements. On pourra en constater ne serait-ce qu’en consultant un des
premiers ouvrages qui lui a été consacré, notamment celui de Charles Baissac en
1880[4]
qui date, de façon abusive, la naissance du créole « dès la première
heure » de l’occupation de l’île[5].
Toutefois, la langue « historique » des créolophones mauriciens ne
peut être que le « créole » et non le « kréol », seule
dénomination attestée par l'histoire. Le « kréol » est une
dénomination tardive – avec ses quelques variantes – et s’emploie communément
que dans les dernières décennies.
Les aprioris du débat
Selon la qualification
que d’aucuns donneront au « kréol », on aboutirait à un certain
résultat. Dès lors qu’on lui attriburait un qualificatif de
« possession » plénière et exclusive (« notre langue » au
singulier, et non « nos langues » - avec ou non des résonnances
communautaires) on aura déjà défini le débat. On imposerait une
« extériorité » à toute autre langue. Il s’ensuirait alors qu’il n'y
aurait pas de débat entre ce qui serait perçu comme « sien », comme
« propre », et l’altérité, qui serait alors négatrice de soi. Aussi,
le débat joue sur un psychologisme populiste, sur un franc populisme de la rue ramené
à une médiatisation publique, sur des identités froissées, des heurts, des
situations d’infériorité ressentie, à tort ou à raison, et sur des hostilités imaginaires
ou réelles. On y tente de faire entrer des catégories de classes, de religions,
d’ethnies, de communautés, d'une « certaine » histoire populiste et
tendacielle, mais non dénuées des réécritures idéologisées ou d’autres
marqueurs qui visent à la division et au repli.
I.
Le logocentrisme kréol
Nous évoquerons
dans un premier temps l’impensé kréol en son logocentrisme pour ensuite parler
de « réconciliation » du sujet linguistique mauricien avec son
environnement. La « bonne nature », l’espace du souffle – ou d'un
soufflement derridien - du
logocentrisme kréol se situe dans une métaphysique saussurrienne. C'est celle
de la phonétique[6]. À partir de ce
« lieu » de la langue, la contamination viendrait de l’extérieur, du
dehors, comme travestissement, comme rejet du « propre » et de
l’ « authentique ». Or la linguistique sausurrienne et le débat
mauricien demeurent dans une clôture métaphysique qu’il s’agit d’interroger.
Cette métaphysique de l’ « arbitraire » sausurien[7]
entend nier la question de l’historicité pour se dire d’un vécu au-delà de
l’histoire. Nous insisterons toutefois sur un vécu qui structure l’histoire et
inversement. Comble de paradoxe, et surdité mauricienne (ou
« sur-dire » mauricien), Saussure lui-même, père de la linguistique,
condamne l'écriture phonologique[8]
(phonétique).
La réconciliation
Disons-le à ce
stade, nous entendons par « réconciliation » la correspondance
dans un parler destinal de l’allégie (« lichtung » ou
éclaircie) d’un « là »[9].
En d’autres mots, afin de décliner notre position dans d’autres univers de
pensée, nous entendons de façon pragmatique l’opération de l’être dans le
mouvement d'une pré-entente vers une explicitation langagière historique (« explicitation »,
« Auslegung ») selon une géographie bien particulière. Expliquons-nous
encore. En termes communs, il s’agit de voir comment un « vécu »
(mais il n'est pas question ici d’ « existence » ou
d’ « existentialisme ») s’exprime selon des étants-langagiers à
sa disposition[10]. Toute réconciliation
s’effectuerait dans la venue de l’espace en son propre, en son « Innigkeit ».
Un des non-dits
du mouvement kréol réside dans un vouloir naturaliste qui alors dénoterait, à
s'y mépendre, une « idée » de réconciliation. Mais nous verrons que
celle-ci est mal comprise et opère à l’encontre même de toute réconciliation.
Ainsi, on pourra commençer
par tenter de voir un élément positif dans le mouvement kréol, dans sa volonté,
en apparence, de se réconcilier avec un certain environnement linguistique. Pour
autant, il s’agirait ici non pas de nier un espace « créolophone »,
mais de s’interroger sur les dissimulations en cours sous le mouvement « kréolophone ».
Or, ce qu’il faudra comprendre, c'est que celui qui milite pour le créole (et
ici pour le kréol également), milite, du même coup, pour le français, comme il
sera question plus loin. C'est à tort donc que le mouvement kréol (ou qu’un
certain mouvement kréol) se veut, mais dans un flou bien entretenu, à
l’encontre du français.
L’espace de
« sens » et non de la « signification » - qu’il résulte de
l’opération signifiant-signifié, ou qu’il soit compris comme « « Bedeutung »
- du créole/kréol est un espace du français. Il faut également y chercher l’espacement même
de la « différAnce », et penser la
« réconciliation » selon ces perspectives. Nous maintiendrons,
poursuivant un au-delà d'un horizon derridien, que l’espacement de la « différance »
est l’espacement qui renvoie à un « hors-de ». Or, la
« kréolisation », dans une volonté de « réconciliation »
fracture l’être mauricien dans un vouloir impossible de l’an-historique, dans
une atrophie du « sens » qui se manifeste d'abord par une limitation
du vocabulaire et de son monde linguistique, dans une aliénation voulue au sein
même d'une famille linguistique.
La réticence à
l’encontre de tout mouvement kréol est celle qui s’observe devant l’annonce d'une
fracture. Celle-ci est grave telle une mise à mort et joue au niveau même de
toute production de sens. Car le lieu même du signifié du créole n'émane pas de
son signifiant – s’il faut utiliser provisoirement ce vocabulaire clôturé et
éviter un vocabulaire de la « trace » afin de faciliter ici la
compréhension – mais ailleurs et majoritairement d’un « lieu » ou
d’un aire francophone. L’espace qui donne « sens » au
vocabulaire créole est d’un hors-lieu, d’un hors-créole. L’espace qui
« pense » même le créole, sa venue en tant que pensée, sa
« créolité » même, est « hors-créole ». À cela, on
évoquera, dans un deuxième temps, la « phonétique », qu’on est déjà
hors-lieu, hors créole, car on est alors dans l’écriture, c'est-à-dire, comme
le souligne Derrida, dans l’« archi-écriture », et non pas dans un
espace d’un signifiant-d'un-signifiant.
Quel est l’espace
de déambulation de la pensée « créole » ? Nous ne sommes pas dans un
scénario de Buber du « Je » et du « Tu », mais d’un
« Il » toujours présent, dans une présence qui convoque toute une
histoire du passé, dans une phénoménologie qui fait apparaître l’épaisseur d'un
être historique même dans sa créolité la plus radicale. L’être créole – l’être
mauricien en l’occurrence – est d'une épaisseur historique que toute négation
entraînerait la négation même de son existence, de sa « venue » au
monde et donc de sa réconciliation. Il ne faudrait pas attendre à ce que le
sentiment populaire puisse comprendre cet enjeu, car celui-ci est dans
l’immédiat et dans l’identitaire et non dans une compréhension de la structure
de l’advenu et de ses dimensions temporelles, historiques, institutionnelles et
de celles qui nous arrivent comme « différance ». La « kréolisation » est avant tout
rupture, rupture d’un être des dimensions de son histoire structurante, d'un
être qui se voudra sans repère, sans « espace » de
« sens », mais uniquement de significations linguistiques. Elle
véhicule également une rupture d’un être avec son futur. Elle se repose sur une
invention métaphysique idéaliste sans temporalité et sans assise d'un réel qui
passe impérativement par l’Autre[11],
l’Autre temporel ou l’Autre qui rend otage une passivité lévinassienne du Moi. En
cela, l’espace d’un « hors-de » du créole, c'est bien l’espace du
français. Cet espace parle dans le créole.
II.
Qui parle « dans » le créole ?
Jean-Luc Nancy,
un des philosophes de notre temps[12],
trouvait que le latin parle dans le français[13],
toujours et encore. Et comment pouvait-il le nier ? Le lieu du français
lui-même demeure toujours dans une diachronicité – n’en déplaise à Saussure –
qui joue une présentification heideggérienne, qui convoque une désoccultation
d’un sens de l’être mis à nu dans un « parler » destinal (« Sprache »)[14].
Le parler du créole est dans le français, le parler au sens d’une « Sprache »
heideggérienne nous « atteint » et nous tombe dessus. Certes, faisons
état de la distinction entre « discours » ou plutôt
« langue » (« Rede ») et « parler »
(« Sprache »)[15].
Inversement, le français parle dans un latin que nous avons dénommé historial.
C'est ainsi que
toute réconciliation s’opère par la réconciliation de son espace primordial, de
son espace de « fond », espace qui pourrait bien être « obscurci »
(au sens heideggérien). C'est pour Maurice l’espace francophone, le pourvoyeur,
au-delà des simples signifiés du quotidien basique, le « sens » du
créole, le sens d'une compréhension existentiale. Mener une revendication
créole signifie, du même coup, une adhésion à une revendication de la
lexicographie et signification du français.
Le français irréversible
Le français
s’impose « dans » le créole par son espace primordial de sens. Il
n'est donc pas possible d'une substitution du français en faveur du kréol. Le
français, par son « espace », est en ce sens un des
« espaces-langues » maternels, même s’il ne se parle pas
« syntaxiquement » et auto-référentiellement. Le français se cache à
Maurice derrière le créole. C'est pourquoi le mouvement kréol entend éradiquer
cet arrière-fond. Le français est langue de « sens » et non langue
d’un processus du signifiant-signifié mauricien. Pour le dire autrement, - et
de façon « régionale » selon un régionalisme existential des sciences
- , le français s’impose par sa porosité
et proximité du créole, par sa lexicogrpahie partagée, par sa relation de
filiation et par l’espace qui parle dans le créole et qui y parlera
incessamment et de façon prolixe. S’il faut faire état de systématisation dans
la tradition linguistique, il faudra parler en termes
« trans-systémiques ». Mais il faudra aller au-delà de la
systématisation pour atteindre le « Dict », pour entrer dans une
« expérience » de la langue en tant que telle, une expérience du « Sprache ».
À titre d’exemple, le Dictionnaire historique de la langue française[16]
fait partie de la culture créole comme celle de la culture française, car
s'y joue une même histoire, selon une certaine périodisation transversale, de
la langue. La majorité du vocabulaire créole emprunte une même histoire du
français. Il y a une réconciliation qui se fait par le français à l’encontre
même, cette fois-ci, du créole et de l’anglais, et peut-être la plus grande
réconciliation intellectuelle, comme un savoir rationnel hégélien d’un dire du
réel, se fait uniquement à travers le français. Ce fait nous entraîne dans des
choix et des visions pratiques, tant pour la littérature créole que pour la
littérature mauricienne d’expression française (ou littérature mauricienne tout
court).
III.
L’envers du « kréol ».
En fait, le
« kréol » s'est ainsi voulu être une politique identitaire au sens
négatif, c'est-à-dire au sens d'un repli identitaire qui se ferme au monde,
surtout intellectuel. C'est une rupture du « lire », de la lecture du
Texte du monde, une lecture qui refusera de connaître son origine. Il a voulu
se faire orphelin et non héritier d'une grande tradition qui est peut-être la
plus riche de par sa durée au-delà d'un millénaire. Le français est la langue
structurante – et non l’anglais – de notre modernité. Les institutions qui
encadrent notre modernité sont majoritairement d’un univers francophone ou
latiniste, reprise souvent dans une version anglicisée.
Certains parlent à
Maurice d'une opposition à la langue du « colon » et entend mettre
fin à ce débat autour du créole/kreol. Dans ce cas de figure pervertie,
l’anglais en est une également. Il devait y avoir une fin de l’anglais qui a
été le seul et véritable « colon » à l’encontre de la société civile
mauricienne. Or, le débat qui se pose ainsi dans le contexte mauricien doit se
comprendre selon des perspectives d'une politique hindo-angliciste,
pakistano-angliciste et afrikano-identitaire qui sont présentes sur le sol
mauricien. Il sous-entend un retour à une langue ancestrale, qui entend rompre
toute autre influence, sauf en intégrant, sans le penser, le « coloniailisme »
anglais qui s’imposerait de lui-même. Le « colonialisme » anglais
n'est plus alors « colonial ». C'est ainsi la production des
« dictionnaires » créoles avec des entrées aux « explications »
en anglais, ou le choix des militants kréol pour l’anglais au détriment du
français. C'est le retour d’un refoulé qui s’impose sans le dire. C'est la
colonisation réussie de l’anglais à titre plein, car elle ne se pense pas et
elle passe pour la norme. Tout comme un film américain, il s’agit de ne pas
faire voir la machine en jeu, il s’agit de ne pas donner naissance au
« citoyen » mais à des « sujets » de la Royauté, plus
propice à un esprit qui n’a pas connu une histoire de libération.
Si le kréol implique
une idéologisation, le coût entraînerait une négation
« intellectuelle » de nombre de générations à venir. Plus grave, le
« kréol » échappe à la langue même et connaît des glissements. Il
devient alors une « politique » de la gouvernance de la masse, une
politique de « pléb-isation », de
« contre-éducation », ou de « contre-instruction »,
une politique à l’encontre même de toute libération du peuple. Rappelons juste
ceci, le peuple se libère quand il est éclairé et les lumières du monde
« mondialisé », qualificatif justifié ou non, n’émanent pas et n’ont
jamais émané d'un épi-centre mauricien. Ni la mèdecine, ni la pensée, ni les
sciences humaines, ni la pensée juridique, ni la philosophie ou tout autre
savoir que le mauricien pourra revendiquer comme patrimoine de l’humanité, ne
peuvent par contre se revendiquer comme savoir créolisé/kréolisé ou créolisant/kréolisant.
Nous verrons plus loin la place nécessaire toutefois d'une littérature
mauricienne créolisée (et non kréolisée). Fermer la possibilité d’un accès à
l’ouverture au monde, à l’accès au savoir est le premier pas d'une dictature.
La politique de kréolisation n’était pas étrangère à ces visées
anti-démocratiques, touchant une section de la population mauricienne en
particulier. C'est une politique de tonton makoute haïtienne. Elle vise la
construction d’un monde fermé en soi, n’ayant plus le vocabulaire ou la syntaxe
de sa réalité, n’ayant plus le dire comme un réel, mais uniquement un dire
sclérosé d’un petit monde idéologisé meublé de « signes linguistiques »
sans interrogation du Grand monde. Il s’agit de la construction d’un monde
scélorosé par le défroquement d’un soi mauricien englouti sous l’épaisseur des
incapacités à penser le monde, peu importe-t-il ici s’il de savoir s’il est question
d'un penser hégélien, d'un savoir rationnel comme téléologie. C'est la
construction de l’obscurantisme identitaire.
Un des buts visait la disqualification économique et intellectuelle et
une aliénation d’un « propre » francophone pour une tranche de la
population à venir. Quel meilleur moyen de tenir en otage une partie (ou une
communauté) de la population mauricienne ?
Les divers moyens de ruptures
Il existe
d’autres moyens que le mouvement kréol ou la mentalité mauricienne en son
ensemble emploient afin de causer des ruptures de la réconcialitaion. On citera
à titre d’exemple, mais qui serait assez pertinent pour le psychologisme de
masse et la réaction populaire et populiste, le fait que le français mauricien
est auréolé de puritanisme fictif. Celui-ci vise à aliener le locuteur
francophone. Il suffirait d’un mot mal prononcé - le cas est normal et commun
pour nombre de mauriciens du fait de la prononciation créole, comme
défiguration - pour pointer à l’index un locuteur qui n’aurait pas respecté un « certain »
code du français. Or, il est ici une politique transmise inconsciemment dans la
mentalité populaire même, qu’il appartiendra au peuple mauricien de s’en
défaire afin de retrouver le sens d'une langue qui l’aura structuré. Il faut
condamner la stigmatisation des mauvaises langues de ceux qui s’en prennent à
des gens qui font des efforts louables pour le français – à la télévision, à la
radio ou ailleurs. Si ces derniers arrivent à commettre une « faute »
de français, grammaticale ou autre, qui est tout à fait naturel, ils sont alors
victimes d'une certaine stigmatisation. L’effort n'est pas couronné, l’erreur
« perçue » est hautement sanctionnée. Maurice est ici une société
d’interdits et non une société de l’avant-garde, d’invention de soi, de
bravoure olympienne. Or, il y va de soi que le mauricien adapte son français,
avec ses « fautes ». Ce que ce fait indique, c'est bien la
défaillance de l’État et du système éducatif mauricien, qui abandonne son
ressortissant en des laissés-pour-compte. Mais le signifiant de l’événement de
stigmatisation exprime une politique psychologique en profondeur, une volonté
d’inscrire une rupture et une contre-réconciliation, une volonté de faire du
mauricien un être en mal chez-soi, un être sans terre, sans espace
linguistique, et notamment celui francophone.
Raison pratique de la rupture de l’histoire du signifiant
Maurice est une
île, c'est-à-dire par définition une clôture naturelle. La rupture de
l'histoire du signifiant ne pourra agir que comme clôture du sens du Texte du
Monde. Or le français appartient au mauricien – et de TOUS les mauriciens -,
comme le créole lui appartient, comme langue structurante de son ouverture au
monde. Le français fait partie intégralement de l'histoire linguistique du
mauricien, même créolisé ou créolisant. Si le « kréol » est un
mouvement qui veut retrouver son histoire, il se coupe malheureusement, en
cela, de sa mémoire.
Dans une
perspective criticiste, nous devons faire état d'une raison pratique de la
relation créole-français. Il s’agit aussi de voir la « naturalité »
créole et de laisser s'y jouer un espace dans la société mauricienne. C'est ici
où la littérature créole a son mot à dire – littérature créole et non
littérature kréol. La polémique est toutefois au niveau de la graphie[17],
que même certains journaux auront adopté, qu’il s’agit ici de condamner et de
dénoncer car allant dans le sens d’un obscurantisme du peuple.
L’antinomie
grammaticale véhiculée parfois par les défenseurs kréol n'est pas en cela une
libération d’un peuple. À l’autre extrémité, une « législation »
grammaticale opérée par certain groupe
« kréolisant » qui l’impose comme une « grammaire », sans
compréhension démocratique ou historique, ne dévoile pas les véritables enjeux
de leurs entreprises. Or, il ne pourrait être question du créole
« k » qui indique la rupture et l’obscurantisme. Il s’agit de
favoriser une littéraire mauricienne française et créole, ce dernier en sa
graphie « c », dans la continuité et dans la spécificité mauricienne,
dans une même campagne pour l’aphabétisation et pour la lecture. Il s’agit de
pouvoir dire la réalité mauricienne dans sa continuité historique, dans la
forme même de sa littérature créole.
IV.
Critique de la raison créole
Une grammmaire
« phonétique » ne pourra jamais faire office d'une langue – et
Saussure l’avait bien préssenti, comme le souligne Derrida. L’objectif de
Port-Royal était dans la continuité du latin qui donnait le droit et la
justification d'une « Académie », c'est-à-dire dans une
présentification d’un monde et de la dynamique d'une civilisation dans sa forme
raisonnée dans la réconciliation. Le mouvement kréol, s’il est une micro-culture,
n'est pas une civilisation et n’aura jamais les moyens ni la hauteur nécessaire
pour s’en faire une. Il n'est même pas « producteur » d’ouvrages
essentiels qui compteront pour la construction intellectuelle d'une personne
contemporaine – sauf à publier des lexiques phonétiques. C'est en cela qu’il
est obscurantiste, sans moyen nécessaire pour concrétiser ses promesses qui ne
peuvent avoir d’avenir. C'est alors une fausse promesse qui emploie des
nominations abusives.
Citons brièvement
la différence entre décolonialité (qui est participation
« pluriverselle »)[18]
et études post-coloniales (qui indiquent la rupture) comme marche opératoire
intéressante. Il s’agit par conséquent de s’engager dans des formes de
décolonialités, mais dans une participation active du Grand monde. On pourra
citer comme un exemple de réconciliation les tentatives d’exprimer la coolitude
par Khal Torabully, œuvre méritoire à cet effet.
En effet, il
s’agit de revendiquer l’évident, c'est-à-dire le droit au français et à une
écriture qui s’inscrit dans la continuité et dans la réconciliation du sens. Il
s’agit pour le créole d’une participation intégrale de tout le monde et non
d’un groupe communautaire ou identitaire. Il s’agit de revendiquer le droit au
français, contre toute implication qui dissimule les enjeux, pour la formation
pleine et entière d’un « citoyen » mauricien, qui implique un droit
au savoir et des moyens mis à sa disposition pour atteindre ce savoir qui ne
peut se faire qu’en français dans ce contexte (et non en kreol, ni pour cela en
créole). Il implique qu’il soit un locuteur actif, au sens d’Edouard Glissant,
qui s’interrogeait sur le créole martiniquais, et non passif, de la francophonie.
Il s’agit, s’il en faut, de mettre à l’honneur le français mauricien au sein de
la francophonie, avec son « zé » et ses fautes caractéristiques
comme marque de sa spécificité. Il s’agit enfin d’élever un peuple afin de
marcher avec le monde[19].
S’il est question d’un soutien du créole, c'est ici à l’encontre du kréol. Le
soutien implique du même coup une revendication de l’espace francophone. Il
s’agit de faire advenir une Maurice éclairée pour les générations futures.
[1] Le kréol est tout nouvellement venu sur la scène mauricienne
avec ses revendications propres. Il se distingue en cela du
« créole » comme langue qui a été parlée, notamment, pour ce qui nous
concerne ici, à Maurice et à Rodrigues, depuis plus d’un siècle. Il est
difficile de dater cette langue, sauf à y voir des indications chez Baissac.
[2] Le débat s’est posé dans l’introduction de créole (kréol) comme
matière à l’école primaire.
[3] Nous n’entrerons pas ici dans une technicité de la
« langue » et d'une historicité d’un « patois ».
[4] M. Charles BAISSAC, Étude sur le patois créole mauricien, Imprimerie
de Berger-Levrault, Nancy, pp. 233.
[5] BAISSAC, op.cit., v. p. I, « Introduction » ;
Cf. « Ce qu’il fut dans ses premières années, c'est ce qu’il nous est
impossible de savoir, puisqu'il n’en est pas même fait mention dans les rares
écrits qui nous restent de cette époque », ibid.
[6] Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Grande
bibliothèque Payot, Payot, 1995.
[7] Il fautdrait ici entendre l’arbitraire sous la déconstruction
derridienne.
[8] Jacques DERRIDA, De la grammatologie, Collection
Critique, Les Éditions de Minuit, France, 1967, v. p. 56.
[9] Martin HEIDEGGER, Beiträge zur Philosophie, (Vom Ereignis),
Gesamtausgabe, Band 65, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 1989GA65, v.
p. 28-29; Martin HEIDEGGER, Apports à la philosophie, De l’avenance,
Traduit de l’allemand par François FÉDIER, Collection NRF, Éditions Gallimard,
2013, v. p. 46; Martin HEIDEGGER, Contributions to Philosophy (Of the
Event), Translated by Richard ROJCEWICZ and Daniela VALLEGA-NEU, Indiana
University Press, USA, 2012, v. p. 25 ; Martin HEIDEGGER, Contributions to
Philosophy (From Enowing), Translated by Parvis EMAD and Kenneth MALY,
Indiana University Press, USA, 1999, v. p. 21.
[10] Si le parler est un existential, les mots de la langue sont par
contre des étants. Les étants-langagiers s’ouvre dans un espace de l’allégie.
Pour ce faire un étant-langagier d'une langue peut se référer à un
étant-langagier d'une autre langue et emprunte l’espace d'une autre langue.
Dans le cas du créole mauricien, on le verra, l’étant-langagier créole emprunte
essentiellement et à tout moment l’espace français. On ne peut donc évincer cet
espace sinon à rendre le créole en une forme vide de « sens ».
(« Sinn » et peut-être faudrait-il aussi parler du
« Grund »). Le « Grund » du créole est le français.
[11] Nous ne parlerons pas d’historialité ici, mais à ce sujet et
comment l’historialité joue dans la constitution de l’être v. DOOKHY Riyad, « Un
messianisme historial ? L’historialité dans la pensée de Henry
Corbin », Messianisme, souveraineté et sécularisation, Les cahiers
philosophiques de Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2015.
Il nous faudra
évoquer alors un parler historial.
[12] Remercions ici J-L Nancy pour les échanges qu’il nous a bien
voulu accorder au cours de nos diverses rencontres. S’il l’écrivait dans son
ouvrage Demande, ses déclamations publiques ne pouvaient qu’être plus
saisissantes.
[13] Jean-Luc NANCY, Ginette MICHAUD, Demande, Littérature et
philosophie, Éditions Galilée, 2015.
[14] V. à cet effet : Martin HEIDEGGER, Unterwegs zur
Sprache, Gesamtausgabe, I. Abteilung : Veröffentlichte Schriften
1910-1976, Band 12, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, (1959) 1985 ;
Martin HEIDEGGER, Acheminement vers la parole, traduit de l’allemand par
Jean BEAUFRET, Wolfgang BROKMEIER et François FÉDIER, (titre original :
Unterwegs zur Sprache) Tel, Gallimard, 1976.
[15] « Das existenzial-ontologische Fundament der Sprache ist
die Rede », Martin HEIDEGGER, Sein und Zeit, (‘Jahrbuch für Philosophie und
phänomenologische Forschung’ Band VIII, 1927) Max Niemeyer Verlag Tübingen,
1967, pp. XI + 437, v. p. 160.
[16] Dictionnaire
historique de la langue française, sous la direction de Alain REY,
(rédaction du texte) Marianne TOMI, Tristan HORDÉ, Chantal TANET, Alain REY,
Dictionnaire le Robert, réimpression et mise à jour 2006, Paris, x 3
tomes : Tome 1, A-E, pp. xvi + 1381 ; Tome 2, F-Pr, pp.1383-2909,
Tome 3, Pr-Z, pp. 2911-4304.
[17] Voir notre article, DOOKHY Riyad, « La dangereuse aventure
du créole graffiti », Le Mauricien, jeudi 23 et vendredi 24 septembre
2010.
[18] La pensée décoloniale n'est pas la pensée post-coloniale
(anglo-saxonne). La décolonialité ne partage pas la même épistémologie et
enjeux que la pensée post-coloniale. Essentiellement, il s’agit non pas de
remplacer l’universel par une autre forme de logocentrisme, mais de revendiquer
un savoir « pluriversel », qui fait entrer des peuples passifs dans
la marche du monde. On pourra consulter : Claude BOURGUIGNON-ROUGIER, Philippe
COLIN, Ramon GROSFEGUEL, Penser l’envers obscur de la modernité – Une
anthologie de la pensée décoloniale latino-américaine, Limoges, Pulim, 2014
; Stuart HALL, Politique des différences, Éditions Amsterdam, Paris,
2013.
[19] V. DOOKHY Riyad, « Culture contemporaine et
déterritorialisation : la ‘mémoire récapitulative’ de Darysh
Shayegan », Recherches du GERI, Le Courier du GERI, Univesité de
Strasbourg, juin 2014.
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