jeudi 11 juin 2015

La « kréolisation » et la rupture du sens de l’être mauricien







La « kréolisation »
et



Riyad DOOKHY (Dr), Barrister de Gray’s Inn,
philosophe et chercheur universitaire
(Royaume-Uni/France).


Sommaire












Il y a lieu d’évoquer de façon responsable le débat « créole ». Penseurs, décideurs ou visionnaires d'une nation ne peuvent s’identifier aux réactions populaires et populistes. Il leur importe, au contraire, de poser sereinement et calmement et de façon éclairée, les enjeux qui se regroupent - ou qui s’y cachent - autour du « créole » et du « kréol », les deux termes n’étant pas ici synonymiques.
Le « débat » se révèle équivoque et polysémique et se pose en différentes figures impliquant, selon les circonstances, des non-dits spécifiques. Il n'est pas affranchi de passions et de mauvaise foi, car une symbolique identitaire s'y jouerait qui emporte une adhésion ou négation, selon les parcours académiques, les niveaux de formation, les milieux ou adhésions communautaires perçues comme telles. Il n'est pas exonéré de fausses idées sur l’histoire ou de sa mémoire reconstruite selon des perspectives des doctrines ou des idéologies politiques contemporaines. Quelques uns seulement font référence à l’univers du savoir et à la recherche. Si nous en ferons état ici, nous évoquerons la nécessaire « réconciliation » de l’être mauricien, être de famille francophone en une production « propre » du sens.
Quel peuple créolisant n’aurait pas aimé « créoliser » son univers, quel peuple d'une des langues « natives » n’aurait pas aimé « naturaliser » ainsi son univers ? Cela va de soi avec toute société humaine, et c'est tout à fait compréhensible qu’une telle démarche existe pour la société mauricienne. Pour autant, s’il y existe une réticence, c'est que l’enjeu est grave et qu’il s'agit de penser. L’enjeu n'est peut-être pas évident pour la pensée populaire et populiste et pour les types de réactions qu’elle engendre, notamment de la part de ceux qui se font les hérauts d'une certaine « identité » et qui auront voulu déplacer le « créole » en « kréol ».

Mise en suspens

Pour pouvoir parler du créole ou du kréol[1], il s’agit, par conséquent, de mettre en suspens une série de réactions passionnées qui s’observent de part et d’autres et de les dédramatiser.  Celles-ci visent à ce que les véritables enjeux ne soient pas connus et débattus.
Le « kréol » (et non le « créole »), en tant qu’un mouvement de groupe, se qualifie d'abord comme une « réaction-contre » et non comme un « penser-de ». Il s’annonce, mais le flou est voulu, comme mouvement de rejet du français et comme lutte identitaire. On pourrait tenter de comprendre les raisons de ce mouvement et de ses justifications. Il n’est pas libéré d'une politique linguistique ayant des enjeux cachés visant des effets à longs termes, notamment pour les générations à venir.
Pour autant, il existe ici un des premiers traits d’équivocité. Il nous faut faire état que certains, selon leurs engagements ou positions personnelles, évoquent le fait qu’il ne s’agit pas d’une substitution du français pour faire place au kréol[2]. Toutefois, tant par sa forme graphique phonétique que par le glissement qu’il entraîne dans les réalités en question, le kreol nourrit bien l’ambition d'une rupture et d'une substitution. Il n'est pas à l’abri d’endoctrinement.
Dans un deuxième temps, le « kréol » entend donner l’espoir d'une souveraineté linguistique, véhiculée en ce sens par sa graphie phonétique et par une volonté d'une « grammaire » auto-référentielle. Si l'idée se recommanderait quelque peu en son principe, on pourra y voir le rôle d'une idéologisation majeure en cours à l’encontre d'un peuple qui n'est pas à même de déployer des arguments contre-idéologiques. Une telle position cache un obscurantisme qu’il s’agit de dénoncer. De surcroît, il comporte un grand nombre de difficultés qui sont escamotées de la compréhension publique. Ce qui explique qu’il n’emporte pas l’adhésion d'une certaine « élite », et pour cause. Il s’agit de comprendre le « pourquoi » de ce refus et dans quelle mesure il y a refus.
Enfin, le kréol est perçu comme la langue d'une communauté à Maurice. En ce sens, il ne serait plus la langue des autres communautés et s’interdit d'être la langue de tous les mauriciens (à l’encontre du « créole ») – tout comme certains mauriciens parleraient le bhojpuri ou autres langues. Il est ici une logique de revendication communautaire, antagoniste et hostile, si l’on veut, qui se manifeste aussi par des réactions passionées. Le kréol par son écriture phonétique peut donc être une version communautaire d’un créole qui ne serait pas partagé par les autres mauriciens.
Le « créole » (contrairement au « kréol ») quant à lui est un parler[3] des mauriciens qui ne date pas d’aujourd'hui et qui a connu des évolutions et des développements. On pourra en constater ne serait-ce qu’en consultant un des premiers ouvrages qui lui a été consacré, notamment celui de Charles Baissac en 1880[4] qui date, de façon abusive, la naissance du créole « dès la première heure » de l’occupation de l’île[5]. Toutefois, la langue « historique » des créolophones mauriciens ne peut être que le « créole » et non le « kréol », seule dénomination attestée par l'histoire. Le « kréol » est une dénomination tardive – avec ses quelques variantes – et s’emploie communément que dans les dernières décennies.

Les aprioris du débat

Selon la qualification que d’aucuns donneront au « kréol », on aboutirait à un certain résultat. Dès lors qu’on lui attriburait un qualificatif de « possession » plénière et exclusive (« notre langue » au singulier, et non « nos langues » - avec ou non des résonnances communautaires) on aura déjà défini le débat. On imposerait une « extériorité » à toute autre langue. Il s’ensuirait alors qu’il n'y aurait pas de débat entre ce qui serait perçu comme « sien », comme « propre », et l’altérité, qui serait alors négatrice de soi. Aussi, le débat joue sur un psychologisme populiste, sur un franc populisme de la rue ramené à une médiatisation publique, sur des identités froissées, des heurts, des situations d’infériorité ressentie, à tort ou à raison, et sur des hostilités imaginaires ou réelles. On y tente de faire entrer des catégories de classes, de religions, d’ethnies, de communautés, d'une « certaine » histoire populiste et tendacielle, mais non dénuées des réécritures idéologisées ou d’autres marqueurs qui visent à la division et au repli.  

I.   Le logocentrisme kréol

Nous évoquerons dans un premier temps l’impensé kréol en son logocentrisme pour ensuite parler de « réconciliation » du sujet linguistique mauricien avec son environnement. La « bonne nature », l’espace du souffle – ou d'un soufflement derridien -   du logocentrisme kréol se situe dans une métaphysique saussurrienne. C'est celle de la phonétique[6]. À partir de ce « lieu » de la langue, la contamination viendrait de l’extérieur, du dehors, comme travestissement, comme rejet du « propre » et de l’ « authentique ». Or la linguistique sausurrienne et le débat mauricien demeurent dans une clôture métaphysique qu’il s’agit d’interroger. Cette métaphysique de l’ « arbitraire » sausurien[7] entend nier la question de l’historicité pour se dire d’un vécu au-delà de l’histoire. Nous insisterons toutefois sur un vécu qui structure l’histoire et inversement. Comble de paradoxe, et surdité mauricienne (ou « sur-dire » mauricien), Saussure lui-même, père de la linguistique, condamne l'écriture phonologique[8] (phonétique).

La réconciliation

Disons-le à ce stade, nous entendons par « réconciliation » la correspondance dans un parler destinal de l’allégie (« lichtung » ou éclaircie) d’un « là »[9]. En d’autres mots, afin de décliner notre position dans d’autres univers de pensée, nous entendons de façon pragmatique l’opération de l’être dans le mouvement d'une pré-entente vers une explicitation langagière historique (« explicitation », « Auslegung ») selon une géographie bien particulière. Expliquons-nous encore. En termes communs, il s’agit de voir comment un « vécu » (mais il n'est pas question ici d’ « existence » ou d’ « existentialisme ») s’exprime selon des étants-langagiers à sa disposition[10]. Toute réconciliation s’effectuerait dans la venue de l’espace en son propre, en son « Innigkeit ».
Un des non-dits du mouvement kréol réside dans un vouloir naturaliste qui alors dénoterait, à s'y mépendre, une « idée » de réconciliation. Mais nous verrons que celle-ci est mal comprise et opère à l’encontre même de toute réconciliation.
Ainsi, on pourra commençer par tenter de voir un élément positif dans le mouvement kréol, dans sa volonté, en apparence, de se réconcilier avec un certain environnement linguistique. Pour autant, il s’agirait ici non pas de nier un espace « créolophone », mais de s’interroger sur les dissimulations en cours sous le mouvement « kréolophone ». Or, ce qu’il faudra comprendre, c'est que celui qui milite pour le créole (et ici pour le kréol également), milite, du même coup, pour le français, comme il sera question plus loin. C'est à tort donc que le mouvement kréol (ou qu’un certain mouvement kréol) se veut, mais dans un flou bien entretenu, à l’encontre du français.
L’espace de « sens » et non de la « signification » - qu’il résulte de l’opération signifiant-signifié, ou qu’il soit compris comme « « Bedeutung » - du créole/kréol est un espace du français.  Il faut également y chercher l’espacement même de la « différAnce », et penser la « réconciliation » selon ces perspectives. Nous maintiendrons, poursuivant un au-delà d'un horizon derridien, que l’espacement de la « différance » est l’espacement qui renvoie à un « hors-de ». Or, la « kréolisation », dans une volonté de « réconciliation » fracture l’être mauricien dans un vouloir impossible de l’an-historique, dans une atrophie du « sens » qui se manifeste d'abord par une limitation du vocabulaire et de son monde linguistique, dans une aliénation voulue au sein même d'une famille linguistique.
La réticence à l’encontre de tout mouvement kréol est celle qui s’observe devant l’annonce d'une fracture. Celle-ci est grave telle une mise à mort et joue au niveau même de toute production de sens. Car le lieu même du signifié du créole n'émane pas de son signifiant – s’il faut utiliser provisoirement ce vocabulaire clôturé et éviter un vocabulaire de la « trace » afin de faciliter ici la compréhension – mais ailleurs et majoritairement d’un « lieu » ou d’un aire francophone. L’espace qui donne « sens » au vocabulaire créole est d’un hors-lieu, d’un hors-créole. L’espace qui « pense » même le créole, sa venue en tant que pensée, sa « créolité » même, est « hors-créole ». À cela, on évoquera, dans un deuxième temps, la « phonétique », qu’on est déjà hors-lieu, hors créole, car on est alors dans l’écriture, c'est-à-dire, comme le souligne Derrida, dans l’« archi-écriture », et non pas dans un espace d’un signifiant-d'un-signifiant.
Quel est l’espace de déambulation de la pensée « créole » ? Nous ne sommes pas dans un scénario de Buber du « Je » et du « Tu », mais d’un « Il » toujours présent, dans une présence qui convoque toute une histoire du passé, dans une phénoménologie qui fait apparaître l’épaisseur d'un être historique même dans sa créolité la plus radicale. L’être créole – l’être mauricien en l’occurrence – est d'une épaisseur historique que toute négation entraînerait la négation même de son existence, de sa « venue » au monde et donc de sa réconciliation. Il ne faudrait pas attendre à ce que le sentiment populaire puisse comprendre cet enjeu, car celui-ci est dans l’immédiat et dans l’identitaire et non dans une compréhension de la structure de l’advenu et de ses dimensions temporelles, historiques, institutionnelles et de celles qui nous arrivent comme « différance ».  La « kréolisation » est avant tout rupture, rupture d’un être des dimensions de son histoire structurante, d'un être qui se voudra sans repère, sans « espace » de « sens », mais uniquement de significations linguistiques. Elle véhicule également une rupture d’un être avec son futur. Elle se repose sur une invention métaphysique idéaliste sans temporalité et sans assise d'un réel qui passe impérativement par l’Autre[11], l’Autre temporel ou l’Autre qui rend otage une passivité lévinassienne du Moi. En cela, l’espace d’un « hors-de » du créole, c'est bien l’espace du français. Cet espace parle dans le créole.

II.                      Qui parle « dans » le créole ?

Jean-Luc Nancy, un des philosophes de notre temps[12], trouvait que le latin parle dans le français[13], toujours et encore. Et comment pouvait-il le nier ? Le lieu du français lui-même demeure toujours dans une diachronicité – n’en déplaise à Saussure – qui joue une présentification heideggérienne, qui convoque une désoccultation d’un sens de l’être mis à nu dans un « parler » destinal (« Sprache »)[14]. Le parler du créole est dans le français, le parler au sens d’une « Sprache » heideggérienne nous « atteint » et nous tombe dessus. Certes, faisons état de la distinction entre « discours » ou plutôt « langue » (« Rede ») et « parler » (« Sprache »)[15]. Inversement, le français parle dans un latin que nous avons dénommé historial.
C'est ainsi que toute réconciliation s’opère par la réconciliation de son espace primordial, de son espace de « fond », espace qui pourrait bien être « obscurci » (au sens heideggérien). C'est pour Maurice l’espace francophone, le pourvoyeur, au-delà des simples signifiés du quotidien basique, le « sens » du créole, le sens d'une compréhension existentiale. Mener une revendication créole signifie, du même coup, une adhésion à une revendication de la lexicographie et signification du français.

Le français irréversible

Le français s’impose « dans » le créole par son espace primordial de sens. Il n'est donc pas possible d'une substitution du français en faveur du kréol. Le français, par son « espace », est en ce sens un des « espaces-langues » maternels, même s’il ne se parle pas « syntaxiquement » et auto-référentiellement. Le français se cache à Maurice derrière le créole. C'est pourquoi le mouvement kréol entend éradiquer cet arrière-fond. Le français est langue de « sens » et non langue d’un processus du signifiant-signifié mauricien. Pour le dire autrement, - et de façon « régionale » selon un régionalisme existential des sciences - ,  le français s’impose par sa porosité et proximité du créole, par sa lexicogrpahie partagée, par sa relation de filiation et par l’espace qui parle dans le créole et qui y parlera incessamment et de façon prolixe. S’il faut faire état de systématisation dans la tradition linguistique, il faudra parler en termes « trans-systémiques ». Mais il faudra aller au-delà de la systématisation pour atteindre le « Dict », pour entrer dans une « expérience » de la langue en tant que telle, une expérience du « Sprache ». À titre d’exemple, le Dictionnaire historique de la langue française[16] fait partie de la culture créole comme celle de la culture française, car s'y joue une même histoire, selon une certaine périodisation transversale, de la langue. La majorité du vocabulaire créole emprunte une même histoire du français. Il y a une réconciliation qui se fait par le français à l’encontre même, cette fois-ci, du créole et de l’anglais, et peut-être la plus grande réconciliation intellectuelle, comme un savoir rationnel hégélien d’un dire du réel, se fait uniquement à travers le français. Ce fait nous entraîne dans des choix et des visions pratiques, tant pour la littérature créole que pour la littérature mauricienne d’expression française (ou littérature mauricienne tout court).

III.                  L’envers du « kréol ».

En fait, le « kréol » s'est ainsi voulu être une politique identitaire au sens négatif, c'est-à-dire au sens d'un repli identitaire qui se ferme au monde, surtout intellectuel. C'est une rupture du « lire », de la lecture du Texte du monde, une lecture qui refusera de connaître son origine. Il a voulu se faire orphelin et non héritier d'une grande tradition qui est peut-être la plus riche de par sa durée au-delà d'un millénaire. Le français est la langue structurante – et non l’anglais – de notre modernité. Les institutions qui encadrent notre modernité sont majoritairement d’un univers francophone ou latiniste, reprise souvent dans une version anglicisée.
Certains parlent à Maurice d'une opposition à la langue du « colon » et entend mettre fin à ce débat autour du créole/kreol. Dans ce cas de figure pervertie, l’anglais en est une également. Il devait y avoir une fin de l’anglais qui a été le seul et véritable « colon » à l’encontre de la société civile mauricienne. Or, le débat qui se pose ainsi dans le contexte mauricien doit se comprendre selon des perspectives d'une politique hindo-angliciste, pakistano-angliciste et afrikano-identitaire qui sont présentes sur le sol mauricien. Il sous-entend un retour à une langue ancestrale, qui entend rompre toute autre influence, sauf en intégrant, sans le penser, le « coloniailisme » anglais qui s’imposerait de lui-même. Le « colonialisme » anglais n'est plus alors « colonial ». C'est ainsi la production des « dictionnaires » créoles avec des entrées aux « explications » en anglais, ou le choix des militants kréol pour l’anglais au détriment du français. C'est le retour d’un refoulé qui s’impose sans le dire. C'est la colonisation réussie de l’anglais à titre plein, car elle ne se pense pas et elle passe pour la norme. Tout comme un film américain, il s’agit de ne pas faire voir la machine en jeu, il s’agit de ne pas donner naissance au « citoyen » mais à des « sujets » de la Royauté, plus propice à un esprit qui n’a pas connu une histoire de libération.
Si le kréol implique une idéologisation, le coût entraînerait une négation « intellectuelle » de nombre de générations à venir. Plus grave, le « kréol » échappe à la langue même et connaît des glissements. Il devient alors une « politique » de la gouvernance de la masse, une politique de « pléb-isation », de  « contre-éducation », ou de « contre-instruction », une politique à l’encontre même de toute libération du peuple. Rappelons juste ceci, le peuple se libère quand il est éclairé et les lumières du monde « mondialisé », qualificatif justifié ou non, n’émanent pas et n’ont jamais émané d'un épi-centre mauricien. Ni la mèdecine, ni la pensée, ni les sciences humaines, ni la pensée juridique, ni la philosophie ou tout autre savoir que le mauricien pourra revendiquer comme patrimoine de l’humanité, ne peuvent par contre se revendiquer comme savoir créolisé/kréolisé ou créolisant/kréolisant. Nous verrons plus loin la place nécessaire toutefois d'une littérature mauricienne créolisée (et non kréolisée). Fermer la possibilité d’un accès à l’ouverture au monde, à l’accès au savoir est le premier pas d'une dictature. La politique de kréolisation n’était pas étrangère à ces visées anti-démocratiques, touchant une section de la population mauricienne en particulier. C'est une politique de tonton makoute haïtienne. Elle vise la construction d’un monde fermé en soi, n’ayant plus le vocabulaire ou la syntaxe de sa réalité, n’ayant plus le dire comme un réel, mais uniquement un dire sclérosé d’un petit monde idéologisé meublé de « signes linguistiques » sans interrogation du Grand monde. Il s’agit de la construction d’un monde scélorosé par le défroquement d’un soi mauricien englouti sous l’épaisseur des incapacités à penser le monde, peu importe-t-il ici s’il de savoir s’il est question d'un penser hégélien, d'un savoir rationnel comme téléologie. C'est la construction de l’obscurantisme identitaire.  Un des buts visait la disqualification économique et intellectuelle et une aliénation d’un « propre » francophone pour une tranche de la population à venir. Quel meilleur moyen de tenir en otage une partie (ou une communauté) de la population mauricienne ?

Les divers moyens de ruptures

Il existe d’autres moyens que le mouvement kréol ou la mentalité mauricienne en son ensemble emploient afin de causer des ruptures de la réconcialitaion. On citera à titre d’exemple, mais qui serait assez pertinent pour le psychologisme de masse et la réaction populaire et populiste, le fait que le français mauricien est auréolé de puritanisme fictif. Celui-ci vise à aliener le locuteur francophone. Il suffirait d’un mot mal prononcé - le cas est normal et commun pour nombre de mauriciens du fait de la prononciation créole, comme défiguration - pour pointer à l’index un locuteur qui n’aurait pas respecté un « certain » code du français. Or, il est ici une politique transmise inconsciemment dans la mentalité populaire même, qu’il appartiendra au peuple mauricien de s’en défaire afin de retrouver le sens d'une langue qui l’aura structuré. Il faut condamner la stigmatisation des mauvaises langues de ceux qui s’en prennent à des gens qui font des efforts louables pour le français – à la télévision, à la radio ou ailleurs. Si ces derniers arrivent à commettre une « faute » de français, grammaticale ou autre, qui est tout à fait naturel, ils sont alors victimes d'une certaine stigmatisation. L’effort n'est pas couronné, l’erreur « perçue » est hautement sanctionnée. Maurice est ici une société d’interdits et non une société de l’avant-garde, d’invention de soi, de bravoure olympienne. Or, il y va de soi que le mauricien adapte son français, avec ses « fautes ». Ce que ce fait indique, c'est bien la défaillance de l’État et du système éducatif mauricien, qui abandonne son ressortissant en des laissés-pour-compte. Mais le signifiant de l’événement de stigmatisation exprime une politique psychologique en profondeur, une volonté d’inscrire une rupture et une contre-réconciliation, une volonté de faire du mauricien un être en mal chez-soi, un être sans terre, sans espace linguistique, et notamment celui francophone.

Raison pratique de la rupture de l’histoire du signifiant

Maurice est une île, c'est-à-dire par définition une clôture naturelle. La rupture de l'histoire du signifiant ne pourra agir que comme clôture du sens du Texte du Monde. Or le français appartient au mauricien – et de TOUS les mauriciens -, comme le créole lui appartient, comme langue structurante de son ouverture au monde. Le français fait partie intégralement de l'histoire linguistique du mauricien, même créolisé ou créolisant. Si le « kréol » est un mouvement qui veut retrouver son histoire, il se coupe malheureusement, en cela, de sa mémoire.
Dans une perspective criticiste, nous devons faire état d'une raison pratique de la relation créole-français. Il s’agit aussi de voir la « naturalité » créole et de laisser s'y jouer un espace dans la société mauricienne. C'est ici où la littérature créole a son mot à dire – littérature créole et non littérature kréol. La polémique est toutefois au niveau de la graphie[17], que même certains journaux auront adopté, qu’il s’agit ici de condamner et de dénoncer car allant dans le sens d’un obscurantisme du peuple.
L’antinomie grammaticale véhiculée parfois par les défenseurs kréol n'est pas en cela une libération d’un peuple. À l’autre extrémité, une « législation » grammaticale opérée par certain  groupe « kréolisant » qui l’impose comme une « grammaire », sans compréhension démocratique ou historique, ne dévoile pas les véritables enjeux de leurs entreprises. Or, il ne pourrait être question du créole « k » qui indique la rupture et l’obscurantisme. Il s’agit de favoriser une littéraire mauricienne française et créole, ce dernier en sa graphie « c », dans la continuité et dans la spécificité mauricienne, dans une même campagne pour l’aphabétisation et pour la lecture. Il s’agit de pouvoir dire la réalité mauricienne dans sa continuité historique, dans la forme même de sa littérature créole.

IV.                  Critique de la raison créole

Une grammmaire « phonétique » ne pourra jamais faire office d'une langue – et Saussure l’avait bien préssenti, comme le souligne Derrida. L’objectif de Port-Royal était dans la continuité du latin qui donnait le droit et la justification d'une « Académie », c'est-à-dire dans une présentification d’un monde et de la dynamique d'une civilisation dans sa forme raisonnée dans la réconciliation. Le mouvement kréol, s’il est une micro-culture, n'est pas une civilisation et n’aura jamais les moyens ni la hauteur nécessaire pour s’en faire une. Il n'est même pas « producteur » d’ouvrages essentiels qui compteront pour la construction intellectuelle d'une personne contemporaine – sauf à publier des lexiques phonétiques. C'est en cela qu’il est obscurantiste, sans moyen nécessaire pour concrétiser ses promesses qui ne peuvent avoir d’avenir. C'est alors une fausse promesse qui emploie des nominations abusives.
Citons brièvement la différence entre décolonialité (qui est participation « pluriverselle »)[18] et études post-coloniales (qui indiquent la rupture) comme marche opératoire intéressante. Il s’agit par conséquent de s’engager dans des formes de décolonialités, mais dans une participation active du Grand monde. On pourra citer comme un exemple de réconciliation les tentatives d’exprimer la coolitude par Khal Torabully, œuvre méritoire à cet effet.
En effet, il s’agit de revendiquer l’évident, c'est-à-dire le droit au français et à une écriture qui s’inscrit dans la continuité et dans la réconciliation du sens. Il s’agit pour le créole d’une participation intégrale de tout le monde et non d’un groupe communautaire ou identitaire. Il s’agit de revendiquer le droit au français, contre toute implication qui dissimule les enjeux, pour la formation pleine et entière d’un « citoyen » mauricien, qui implique un droit au savoir et des moyens mis à sa disposition pour atteindre ce savoir qui ne peut se faire qu’en français dans ce contexte (et non en kreol, ni pour cela en créole). Il implique qu’il soit un locuteur actif, au sens d’Edouard Glissant, qui s’interrogeait sur le créole martiniquais, et non passif, de la francophonie. Il s’agit, s’il en faut, de mettre à l’honneur le français mauricien au sein de la francophonie, avec son « zé » et ses fautes caractéristiques comme marque de sa spécificité. Il s’agit enfin d’élever un peuple afin de marcher avec le monde[19]. S’il est question d’un soutien du créole, c'est ici à l’encontre du kréol. Le soutien implique du même coup une revendication de l’espace francophone. Il s’agit de faire advenir une Maurice éclairée pour les générations futures.





[1] Le kréol est tout nouvellement venu sur la scène mauricienne avec ses revendications propres. Il se distingue en cela du « créole » comme langue qui a été parlée, notamment, pour ce qui nous concerne ici, à Maurice et à Rodrigues, depuis plus d’un siècle. Il est difficile de dater cette langue, sauf à y voir des indications chez Baissac.
[2] Le débat s’est posé dans l’introduction de créole (kréol) comme matière à l’école primaire.
[3] Nous n’entrerons pas ici dans une technicité de la « langue » et d'une historicité d’un « patois ».
[4] M. Charles BAISSAC, Étude sur le patois créole mauricien, Imprimerie de Berger-Levrault, Nancy, pp. 233.
[5] BAISSAC, op.cit., v. p. I, « Introduction » ; Cf. « Ce qu’il fut dans ses premières années, c'est ce qu’il nous est impossible de savoir, puisqu'il n’en est pas même fait mention dans les rares écrits qui nous restent de cette époque », ibid.  
[6] Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Grande bibliothèque Payot, Payot, 1995.
[7] Il fautdrait ici entendre l’arbitraire sous la déconstruction derridienne.
[8] Jacques DERRIDA, De la grammatologie, Collection Critique, Les Éditions de Minuit, France, 1967, v. p. 56.
[9] Martin HEIDEGGER, Beiträge zur Philosophie, (Vom Ereignis), Gesamtausgabe, Band 65, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 1989GA65, v. p. 28-29; Martin HEIDEGGER, Apports à la philosophie, De l’avenance, Traduit de l’allemand par François FÉDIER, Collection NRF, Éditions Gallimard, 2013, v. p. 46; Martin HEIDEGGER, Contributions to Philosophy (Of the Event), Translated by Richard ROJCEWICZ and Daniela VALLEGA-NEU, Indiana University Press, USA, 2012, v. p. 25 ; Martin HEIDEGGER, Contributions to Philosophy (From Enowing), Translated by Parvis EMAD and Kenneth MALY, Indiana University Press, USA, 1999, v. p. 21.
[10] Si le parler est un existential, les mots de la langue sont par contre des étants. Les étants-langagiers s’ouvre dans un espace de l’allégie. Pour ce faire un étant-langagier d'une langue peut se référer à un étant-langagier d'une autre langue et emprunte l’espace d'une autre langue. Dans le cas du créole mauricien, on le verra, l’étant-langagier créole emprunte essentiellement et à tout moment l’espace français. On ne peut donc évincer cet espace sinon à rendre le créole en une forme vide de « sens ». (« Sinn » et peut-être faudrait-il aussi parler du « Grund »). Le « Grund » du créole est le français.
[11] Nous ne parlerons pas d’historialité ici, mais à ce sujet et comment l’historialité joue dans la constitution de l’être v. DOOKHY Riyad, « Un messianisme historial ? L’historialité dans la pensée de Henry Corbin », Messianisme, souveraineté et sécularisation, Les cahiers philosophiques de Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2015.
Il nous faudra évoquer alors un parler historial.
[12] Remercions ici J-L Nancy pour les échanges qu’il nous a bien voulu accorder au cours de nos diverses rencontres. S’il l’écrivait dans son ouvrage Demande, ses déclamations publiques ne pouvaient qu’être plus saisissantes.
[13] Jean-Luc NANCY, Ginette MICHAUD, Demande, Littérature et philosophie, Éditions Galilée, 2015.
[14] V. à cet effet : Martin HEIDEGGER, Unterwegs zur Sprache, Gesamtausgabe, I. Abteilung : Veröffentlichte Schriften 1910-1976, Band 12, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, (1959) 1985 ; Martin HEIDEGGER, Acheminement vers la parole, traduit de l’allemand par Jean BEAUFRET, Wolfgang BROKMEIER et François FÉDIER, (titre original : Unterwegs zur Sprache) Tel, Gallimard, 1976.
[15] « Das existenzial-ontologische Fundament der Sprache ist die Rede », Martin HEIDEGGER, Sein und Zeit, (‘Jahrbuch für Philosophie und phänomenologische Forschung’ Band VIII, 1927) Max Niemeyer Verlag Tübingen, 1967, pp. XI + 437, v. p. 160.
[16] Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction de Alain REY, (rédaction du texte) Marianne TOMI, Tristan HORDÉ, Chantal TANET, Alain REY, Dictionnaire le Robert, réimpression et mise à jour 2006, Paris, x 3 tomes : Tome 1, A-E, pp. xvi + 1381 ; Tome 2, F-Pr, pp.1383-2909, Tome 3, Pr-Z, pp. 2911-4304.
[17] Voir notre article, DOOKHY Riyad, « La dangereuse aventure du créole graffiti », Le Mauricien, jeudi 23 et vendredi 24 septembre 2010.
[18] La pensée décoloniale n'est pas la pensée post-coloniale (anglo-saxonne). La décolonialité ne partage pas la même épistémologie et enjeux que la pensée post-coloniale. Essentiellement, il s’agit non pas de remplacer l’universel par une autre forme de logocentrisme, mais de revendiquer un savoir « pluriversel », qui fait entrer des peuples passifs dans la marche du monde. On pourra consulter : Claude BOURGUIGNON-ROUGIER, Philippe COLIN, Ramon GROSFEGUEL, Penser l’envers obscur de la modernité – Une anthologie de la pensée décoloniale latino-américaine, Limoges, Pulim, 2014 ; Stuart HALL, Politique des différences, Éditions Amsterdam, Paris, 2013.
[19] V. DOOKHY Riyad, « Culture contemporaine et déterritorialisation : la ‘mémoire récapitulative’ de Darysh Shayegan », Recherches du GERI, Le Courier du GERI, Univesité de Strasbourg, juin 2014.

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