lundi 20 juillet 2015

L'Anthologie de Patricia LARANCO







Patricia LARANCO, Portrait, Bibliographie, Anthologie,  avec un « Portrait » de Jean-Luc MAXENCE, Collection « Poètes trop effacés », Le nouvel Athanor, Paris, 2015, pp. 101.




Compte-rendu de l'Anthologie 



*Riyad DOOKHY (Dr), philosophe.




        La nouvelle anthologie[1] de Patricia Laranco, qui reprend des écrits datant de 1994 aux années plus récentes, s'inscrit comme un « art de se taire en ayant l’air d’en dire »[2]. À cet effet, les vers que nous offre l'auteure ont pour fonction de « taire » afin de privilégier une poésie que nous qualifierons du « non-dire »[3]. L'entreprise est-elle réussie ? 

Soulignons d'emblée que ce n'est pas pour autant l’expression d’une poésie du « silence ». Certes, dans le silence, les mots ont plus de poids[4]. Par contre, « taire » exige la fin de la parole. Entendons ici cette complexité. C'est une « écriture » qui cherche à exprimer une « parole » qui ne doit « dire » mot. On en conviendra, c'est bien ici une entreprise méritoire qui doit peut-être se faire « l’envers » d'une parole « verbalisée ». Tout le travail consistera à nous exprimer ce que peut être cette parole qui ne « dit » pas, mais qui n'appelle pas au « silence », car celui-ci est trop assourdissant et menaçant, mais qui aura connu un déplacement. Peut-être est-elle celle qui ne doit rien rajouter par son « dire » pour exprimer ce qui ne dérange en rien, mais qui passe sans pouvoir chuchoter. Sans doute, mais comme il sera question à la fin, cette parole du « non-dire » aura pour fonction de parler du réveil, - ou de l’éveil – de l’auteure, au sens cosmologique. Avec l’auteure, on y est convié à s’éveiller tous. C'est une parole, au final, sidérante par son « non-dire » ! Et c'est ici l’excellente tentative d’une auteure qui vise à exprimer sa vie, d’origine complexe, avec l’éveil, comme on le verra plus loin.



En ce sens, nous retrouvons ici l’originalité de Patricia Laranco. C'est celle d’une poésie sensorielle, d’une poésie sensualiste[5] au sens esthétique, celle du regard, qui doit ainsi prendre naissance. C'est une poésie du corporel et d'une histoire à moitié soupçonnée d’un arrachement du corps de l'homme d’un fond « matriciel ». C'est donc en cela que cette anthologie réclame de nous une lecture non commune et un nouveau regard. C'est au cours d’intitulé en intitulé qu’on comprendra qu’il s’agit d’une parole qui ne s’écoute pas mais qui se « voit »[6]. C'est une parole de l’ailleurs, de la « lointitude », « à jamais divorcé [e], /perdu [e] »[7].

Cette parole du « non-dire » se mélangera avec une poésie sensorielle, pour nous conduire, comme indiquée plus haut, à une métamorphose de l’éveil. Les mots et le corps s’entremêleraient en un « essaim de mots, / des mots / qui remplacent son corps, / son inscription / dans le réel »[8]. C'est par la parole sensorielle du réel qu’on décomposera le réel pour lire « des mots / qui vont plus loin […], / que tout ce qui se peut nommer ». « Des mots qui tendent à / s’abolir / après l’avoir aboli, lui »[9]. Autrement dit, c'est ici des vers qui se retournent contre eux-mêmes sous un corps qui se dilatera en certains moments, ayant comme syntaxe la terre, le ciel et les couleurs qui s’opposeront tout en nous laissant entrevoir une « frontière ». C’est en cela que nous lirons une poésie du corps sensoriel qui peut s’exprimer par la faim[10] ou par un sentiment de captivité d’un corps dans sa « peau » face au « bleu ». À des moments, cette poésie exprimera la « tétanisation » de l’espace[11], un aspect qu’il nous importe de souligner plus loin.

L’homme ne pourra se donner la parole dans ce recueil, réduit non pas au silence, mais à sa tentative du « non-dire », sauf peut-être celle de la poète elle-même qui parlera à « celui » qui joue son « moi-même ». Par contre, ceux qui tenteront de nous « dire » des choses, qui tenteront de nous faire sursauter, ce sont, entre autres, les murs, le temps ou l’insomnie. Il y a certes des cris qui ne sont pas des paroles et des paroles qui ne peuvent se verbaliser. Une « géométrie » du lieu vous rétorquera parfois que « vous pouvez vous parler / enfin ! »[12], mais même dans ce sursaut, nous comprendrons que la parole demeure dans l’indication d'une sérénité et non d’un trouble[13].

Une parole que nous décrivons comme un « non-dire » peut nous paraître instable, telle une dislocation d'elle-même en des « mots-mémoire » qui « s’envasent », des mots « au secret-sacré-se crée »[14]. Certes elle doit se taire, mais son « non-dire » éveille un « moi-même institué »[15] car n'est-elle pas aussi une parole de feu, « de mon visage-feu / de mon visage-cage / de mon visage-image / composé d’herbes d’eau […] »[16] ? Elle nous révèle l’enfermement et la condition humaine. On soupçonne alors la raison, pour peu qu’elle soit inconsciente de la part même de l’auteure, pour laquelle Patricia Laranco nous convie à la parole d'un « non-dire ». En réalité, c'est notre condition humaine qui s’exprime comme une impossibilité en tant que parole.

Cette parole, dont nous avons fait état, se transforme parfois pour nous indiquer qu’il nous importe de fuir une condition de captivité. Fuir par exemple les buffets de gare[17]. L’envol des mots doit nous libérer telle « la clé des champs »[18]. Si le silence est trop criant, le non-dire exprime plutôt « les échos de nos cris / poussés à pleine gorge / au beau milieu des cours / de récréation »[19]. C'est l’écho de la liberté, ce « cheval fumant »[20]. Il est ici un « non-dire » car ce n'est pas une parole sur la liberté, mais la liberté elle-même qui aura pris une forme de notre être. Telles les veines de notre corps qui nous maintiennent en vie, nous rencontrons alors une poésie de la « veine »[21], celle que nous démontre la feuille ou encore celle de nos corps humains. C'est celle, en fait, du réel qui tente de nous « dire » nous-mêmes sans pour autant nous parler. La « veine » est tout ce qui soutient nos sensations d'être.  



        Enfin, on pourra tenter de voir, dans ces thématiques, le défilé de la vie même de l’auteure. En effet, on pourra y lire une petite bibliographie de la poète en guise de « Préface » (intitulée « Portrait »), signée par Jean-Luc Maxence. En la lisant, on ne manquera pas de voir la jeune Patricia comme marquée par son passé et par une « anamnèse tragique »[22]. C'est celle d'une identité de métisse qui était devenue une photographe de la misère humaine. Patricia Laranco est née d'un père français d’ascendance espagnole et d'une mère mauricienne. C'est une identité mixte avec une certaine complexité du point de vue ethnique, d’autant plus qu’elle est mère d’enfants dont le père est sri-lankais. À cela, elle n’a jamais dissimulé cette « impression d'être à part ». C'est Charles Baudelaire qui révélera la poète en elle alors que la Bagavad-Gîta sera la source de sa quête spirituelle. Sans surprise, on retrouvera dans son écriture l’influence des deux. 

Soulignons encore ceci. L’originalité exige d’un poète, comme Patricia Laranco le dit elle-même, qu’il se « désincarne » car « […] ce qu’il voit et ce qu’il construit / le soustrait au monde vivant. / Il est autre part, / dans l’ailleurs, / effacé / par son troisième œil ; […] »[23]. Or ces vers expriment toute la thématique mobilisée dans l’écriture de l’auteure, notamment la dislocation du corps (désincarnation), l’éveil (soustraction du monde vivant), la frontière (l’ailleurs), le va-et-vient entre ces mondes (l’effacement), et bien entendu, cette parole du visible comme une parole qui doit se « voir » (troisième œil), telle une vision d'objectifs du photographe.

Nous aborderons la poésie de Patricia Laranco en ces aspects forts, celui du mystère et du silence selon un vocabulaire qui s’oppose entre lui-même (I), celui du temps et de l’espace (II) et enfin celui de l’éveil (III), pour finalement l’écouter sur ce qu’elle nous dit du bonheur.


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I.     Le Mystère et le Silence


         La poésie de Patricia Laranco vise un sentiment de « Mystère »[24] où la parole est ouatée. De là, l’autre et soi-même deviennent des mystères. Mais ces présences humaines ont des complicités avec le monde et la nature. Le mystère empruntera ainsi le thème de l’espace. Celui-ci indiquera en retour ses frontières et sa fin[25].

Or notre présence dans le monde a connu un « événement » qui nous arrive tous les jours. C'est celui de la « fracture » qui s’exprimera par un jeu de couleurs. Rappelons que Patricia Laranco, selon la bibliographie de Jean-Luc Maxence, était aussi photographe. C'est ainsi que l’événement devient la fracture du noir par la lumière ou celle d'une complicité spatio-temporelle par « l’instant ». On sait qu’il est des moments où « c'est l’impossible de vivre / c'est l’obscur / le trop-lumineux, le trop-plein d’entrecroisements / le silence qui n'est que bruit / le bruit qui n'est que silence / fauché »[26]. Le mystère devient « la plus belle invention de l'homme », « sans conteste »[27] car c'est le mystère de nous-mêmes, tel celui du photographe.

Ce sentiment de mystère est permanent dès lors qu’il s’exprime par un vocabulaire oppositionnel. En effet, le style de Patricia Laranco est marqué par un vocabulaire primaire qui joue des oppositions fondamentales. Comme nous l’avons vu, il faut, dans un premier temps, opposer « silence », qui peut donner à une sorte de fuite[28], au « non-dire » qui appelle au réveil. Au préalable, il nous aura fallu opposer la « parole » au « non-dire » « secret-sacré ».

Le silence ressort à certains moments comme temporaire[29]. Il « s’étage » « dans le lointain » vers le futur[30]. Autrement dit, le silence nous donne le futur comme « lointain », telles les perspectives d’un photographe. Le lointain est « l’ailleurs » chez Patricia, et s’ordonne comme une fuite. Or, dans l’optique d’un vocabulaire oppositionnel, la parole sans cri peut nous ouvrir le « futur » autrement. Dans le cas du silence, le cri est muet et tonne « de pleine immensité / à vif / inaccessible »[31].




         La terre, le ciel, le silence, la Nuit, l’opposition entre l’obscur et la lumière, entre le bleu et l’ocre, entre la ville et la campagne sont de l'ordre de la « syntaxe » de la langue de l’auteure. Le silence de la Nuit s’oppose à l'homme[32]

Cette parole du « non-dire » s’articule autour des thèmes forts au moyen de ce vocabulaire oppositionnel. Celui-ci est marqué par la dislocation du corps que soutient le jeu de la lumière et de l’ombre (ou de la Nuit) et qui exprime un espace (un lieu géométrique) du déraciné. C'est une interrogation de notre relation sensorielle avec le monde, avec l’espace, avec le sentiment d'être. C'est à bon droit qu’elle est une poésie de la « démesure de sensations / de perceptions à l’état brut »[33], d'où notre qualificatif, d'une part, de « sensualisme » au sens esthétique, et, d'autre part, d'une poésie du « voir », d'une poésie visuelle, telle la vision cadrée d’un photographe.


II.  Les lieux du temps et de l’espace


        Le mystère ouvre à la problématique de l’espace, c'est-à-dire à « l’espace-roi » qui est un « point d’interrogation courbe »[34].

L’espace est traduit dans un langage de géométrie des perspectives. Ce thème n'est pas anodin, car pour celui qui a vécu « à part », tel un déraciné. L’espace du vivre devient fondamental. Ainsi, le soir est vu comme un lieu géométrique où songes, sensations et écoutes en sont les dimensions[35]. En cela, la Nuit est très prégnante dans cette écriture. « L’homme, animal diurne, se trouve confronté, de plein fouet, à / la Nuit […] »[36]. La Nuit, c'est un « amassement parfois presque intolérable de silence »[37]. Le soir agit sur nous. « Champs brûlés par le soir » et « éclair noir » agissent sur nos sensations corporelles, « sur ma peau »[38]. C'est un moment indécis, un moment où le « moi-même » se perd[39]. On comprend très vite, dans ces circonstances, que c'est le soir qui fait le poète[40].




Dans un vocabulaire que nous avons qualifié d’oppositionnel, le soir et la Nuit s’opposent primairement à la lumière. Ainsi, si on a connu l’« éclair noir » de la nuit[41], une terrasse de café peut jouer une « lumière » qui n’a pour effet que de souligner notre condition de captivité[42]. L’instinct est la « lumière remuée » qui permet de jeter au vent « peines et tracas »[43]. Il faut « se laisser prendre – et emporter / suivre le vent / […] / courir – courir jusqu'à plus soif / pour et vers l’espoir – ce têtu »[44].

L’opposition au sein d’un vocabulaire primaire n'est pas seulement au sujet de la nuit et du jour, mais également au sujet de l’espace lui-même, telle la mer, la ville ou la compagne. La mer est ici l’expression du délitement de la frontière de l’égo, sans oublier des images d’Épinal de l’île Maurice. C'est dans ce délitement qu’on se désagrège et qu’on devient sans savoir comme faisant face directement à ses souvenirs et à son passé. La mer, qui au départ fascinait, par ses vagues et par ses tableaux pittoresques, prend soudain le dessus de ce « moi-même » inconnu, l’usurpe et le pénètre, comme dans une sorte de violence douce[45]. C'est ce même sentiment – ou sensation - que la poète ressent tout en étant seule dans sa chambre, où les souvenirs s’étalent et où le dehors et le dedans se mélangent. L’écriture de Patricia Laranco est donc celle qui voudrait dissoudre les frontières, celle d'un dehors d'abord, celle des sensations, ensuite, qui elles-mêmes sont captives d’un corps qui devrait se dilater. 

L’interrogation du lieu géométrique nous permet alors de comprendre une « dislocation », pour nous faire voir un « dedans »[46] - un « dedans » du moi-même - vers lequel les mots viennent s’échouer. « La totalité de ce qui / fut émané / se brise / là / sur cette densité […] »[47]. Le « dedans », c'est aussi un moi-même autre que moi.






         Dans ce tiraillement d’un vécu d'un corps sensoriel, il existe comme une bataille cosmogonique entre Ciel et Terre. Entre eux deux, il y aurait des éléments, telle la pluie[48] ou un espace comme un paysage de lune et d’eau qui abolit « terre et ciel »[49]. Nous avons ainsi cette idée de « frontière », qui s’annonce comme distance entre la substance et le néant[50]. Cette frontière ne résiste parfois pas à sa propre dissolution, surtout par le temps[51].

Cette frontière doit nous interroger. « La pluie est-elle vassale de la terre ou du ciel ? »[52]. La « feuille », quant à elle, exprime comme un tableau cette bataille par ses « lobes » et ses « langues alanguies ». De même, le son de l’orage exprime l’état d’esprit du ciel « qui traîne / et qui s’attarde, pas pressé d’en finir »[53]. C'est une bataille des espaces et des lieux, pour faire émerger un « moi-même ». Toutefois, il faut souligner que temps et espace ne peuvent signifier une distance chez Patricia Laranco. En effet, « qui sait où est maintenant le tonnerre maraudeur ? »[54]. Le ciel « surveille la pluie », mais celle-ci résiste. « Mais elle, elle s’entête, attentive au partage »[55].

Pour une poète qui exprime une sensation de l’ailleurs, toute géographie est de l’ordre d’un ressentir. On ne peut parler du temps et de l’espace, mais d’un tout (« spatio-temporel », le terme se retrouve sous la main de l’auteure[56]) qui permet la compréhension « parfois »[57] d’un éclatement de la personnalité. De surcroît, une poésie de la sensation est une poésie qui doit emprunter un langage des couleurs. Or, les couleurs sont aussi du vocabulaire de la poète. Le thème de la couleur renforce donc une « géométrie entrecoupée »[58]. C'est ainsi que le « noir » exprime un « lieu » chez l’auteure. Le mystère est dans le royaume du « noir », dans cette frontière insondable qui refuse qu’on la sonde.

Dans une logique d'opposition, le soleil est toujours presque présent quand ce n'est pas la nuit. Il peut alors être « désinvolte et blanc »[59]. L’ocre s’oppose au bleu. L’été – qui se contraste avec l’hiver – trace un espace car il « glisse » « de la ville » et « il tire les angles de murs / de poudroiements inattendus. / Il immobilise / le ciel dans une lassitude / ocrée, […] »[60]. L’ocre ressort comme la couleur de l’immobilisation. Dans cette immobilisation, c'est la liberté et la béance[61] qui doivent surgir.



Enfin, soulignons la présence du « bleu » chez Patricia Laranco, trait peut-être le plus mauricien qui soit. Ce bleu qui est parfois glacé[62] s'oppose à des moments à un autre « bleu du ciel »[63]. Le bleu, on le devine, c'est l’immensité[64], alors que l’hiver, c'est « l’arrêt », la « tétanisation »[65] du « silence ». On peut être « bleui » de froid, tels les troncs de la forêt[66]. De même, est-ce parce qu’elle est bleue que « la mer est sainte ? » - rivages de cette île Maurice lointaine ? La poète ne nous dit rien. Mais « tout est nu » et « la plage étale son lait bleu »[67]. « C'est là que commence le temps »[68] - on devine que l'île était bien le point d'origine - mais c'est aussi « là qu'il n’a / pas démarré ». Le bleu de l’infini c'est l’origine du temps. Le bleu de la mer, « c'est l’heure / du premier instant / du premier silence expulsé / poussé / hors des poumons du monde »[69].






        Si le firmament a des veines tout comme le corps, c'est dans l’infini de celui-là « que le silence / afflue »[70]. Alors « tonne » « le présent » d’un corps[71]. Celui-ci est « étiré par le vent », traversé qu’il est par une étendue. Le vent, c'est tout ce qui s’immisce dans ce corps pour le disloquer et faire exploser sa frontière. Le silence est lui-même expulsé du monde, comme un accouchement.

Or tout ce jeu d’opposition vise à faire ressortir, comme nous l’avons indiqué, un « moi-même ». Mais avant d’atteindre ce « moi-même », il y a le vide. Le vide, exprimé à un certain moment par la locution « le vide, le vent et le silence »[73], vise à nous rendre nous-mêmes comme des absents. Il prend acte du « silence dru », « silence sacré et cruel »[72] et il nous interroge. Il est en diapason avec l'immobilité du monde qui est exprimée par les troncs de la forêt qui n’osent nous déranger mais qui nous observent[74]. Nous n’arrivons à peine à effleurer les troncs, qui nous ignorent avec calme[75]. Nous sommes dans une attente apocalyptique du monde à ce que « le silence se referme ».

Citons les mouvements du monde qu'on retrouve dans la poésie de Patricia Laranco. D'abord, l’immobilité du monde devient « plus impénétrable encore que le silence à vif », « que le silence vide et plat qui les emplit et qui les cerne »[76]. Pourtant, c'est le « froid de la forêt » qui « vous chasse » avant même de pouvoir s’interroger sur l’immobilité des troncs[77]. C’est ici une poésie de l’immobilité, d’un « rester figé », « par le dur vent / d’hiver »[78] qui s’opposera à la dissolution d’un corps. Dans l’immobilisation, c'est « un vrai silence sans appel / […] / un silence qui se nourrit / de sa propre chair »[79] . Nous sommes à la dérive devant cette frontière. Mais, « jusqu'où dériverons-nous, jusqu'où mènera / la dissipation l’hémorragie de présence »[80] ? C'est ainsi que le monde est fait de « mobilités ahurissantes »[81]. C'est alors qu’on retrouve la mémoire de la terre comme mémoire du corps[82]. La paix d’un « moi-même » se situe au-delà de l’éclatement de la frontière et au-delà de la mémoire du corps[83]

D’autres jeux d’opposition nous conduisent tous à ce même constant. Ainsi, un jeu de la ville et de la campagne, qui peut renverser les idées reçues. Par exemple, le calme et la sérénité peuvent se retrouver au sein d’un samedi gris, parmi les « chocs et les bruits de la Cité »[84]. Ce qui est peut-être un trait bibliographique, c'est qu'on retrouve le sentiment de la « déracinée » de son lieu, celle qui n’aime pas le « transit ». C'est ainsi que les murs de la gare peuvent dire « fous le camp »[85], car c'est un lieu de transit. À la gare, il n’y existe plus d’individualité, car il n'y a que « tout-un-chacun-voyageur »[86]. Ce manque de présence de l’autre est la comédie du monde qui s'est chargée « de donner un sens à ma présence »[87].



Or l’espace, en tant que « lieu géométrique », s’arrête quelque part. C'est au fond de la campagne, entendons celle de notre espace singulier. C'est toujours un univers lointain « rouillé, sombre et furieux »[88]. C'est aussi « un univers qui veut conserver son lointain » [89]. Mais pour une poète, l’indication est sans surprise : « mais j’en reviens toujours / pantelante d’émoi / yeux chavirés, […] » [90]. La campagne, ou alors cette autre frontière, cet au-delà de la frontière du singulier, pourrait apparaître comme la « muse » de Patricia Laranco, sauf que l’au-delà, l’autre frontière, le vide et la dislocation du corps semblent se perdre comme en des ensembles. On y soulignera ici un flou. Mais c'est une campagne dans le temps comme dans l’espace. D'ailleurs, chez la poète, temps et espace complotent pour tracer la frontière de l’ailleurs. Si la distance s’exprime par la métaphore de la campagne, elle peut aussi s’exprimer par le chemin vers des hauts plateaux[91]. Là-bas, l’ailleurs, l’esprit de la forêt retient son souffle[92].

La ville, « poudreuse »[93], s’oppose, quant à elle, à la campagne[94], « mais la ville est trop paresseuse / et trop dormante, justement, / trop fille de province hantée / par des millénaires de temps, par l'âme de ses vieux silex / enfouis […] / […] / de sa campagne / qui l’encercle »[95].


III.                       Le Réveil du moi-même


         Ce jeu de mots, ces oppositions sensorielles, ont pour but l’éveil ou le réveil de « celui » qui fait guise de « moi-même ». On rencontre parfois l’image de la faucille[96] pour s’éveiller[97]. Est-ce ici une influence de la Bagavad-Gîta ?

Ce même avec qui « je vis », « ne sait plus qu’il est moi-même »[98]. Il est « scindé ». On surprend parfois un lui-même à se dire « je »[99]. Dans le monde de l'auteure, le corps n'est plus intégral, mais se disloque. La main revendique son autonomie, « car c'est vrai, lorsqu'on a des mains / il faut les mettre quelque part »[100]. Le soleil, sa lumière, sa chaleur – tout le sensualisme esthétique dont il est question - est capable de produire l’autonomie d'une partie du corps. « Le soleil m’a ravi mes mains / et j’ai un temps / d’affolement » [101]. Nous retrouvons alors le sens du thème de la dislocation car nous habitons un corps[102]. La limite du corps c'est bien la peau. « Et le corps / hurle avec les loups »[103], comme sentiment de violence d’un arrachement.

Ce corps connaissait une antique fusion avec le tout, alors qu’il est aujourd'hui « orphelin »[104]. C'est en ce sens qu’il appelle au secours tout en gardant la trace de son passé. Le jeu de lumière s’explique alors. C'est le souvenir du corps. « Il se souvient, dans le clair-obscur doré, / […] du temps primal / où le manque n’existait pas […] »[105]. « Le corps hèle et supplie, du fond de son exil » [106]. Il y a des jours où le corps se sent « amputé », où sa « vulnérabilité d’enfant » refait surface[107]. Nous sommes dans un monde plastique du corporel en mal de la solitude, coupé du grand corps du monde environnant. C'est le sentiment corporel de l’abandonné. Dès lors, ce corps cherche à déchirer la « concavité / du néant »[108], car c'est l’horizon qui « a faim de toi » et le « soir clair t’attise »[109].





Ce qui se dévoile enfin, ce qu’il faut comprendre, c'est mon habitation du corps comme un « moi-même » qui n'est pas le « je » que je suis. Ce moi-même s’éveille ou se réveille, notamment dans l’insomnie. Celle-ci permet de caresser « le temps à rebrousse-poil »[110]. L’homme est un intrus dans le silence[111]. C'est le mystère qui nous donne le sentiment de l’intrus. Mais la poète ne peut se laisser faire. « Une nuit que j’ai décidé de guetter, de percer à jour. De ne / plus fuir »[112]. C'est alors ce refus de captivité qui s'exprime. 

Relevons ici, toutefois, une deuxième ambiguïté. Tantôt le monde dissout la personnalité[113], tantôt la poète est appelée à refuser cette dissolution. Il faut alors le comprendre comme un sentiment – sensation - même du vivre, du vivre sensoriel de la poète. Car le mystère demeure au fond, qu’accentue la nuit[114] dans un « éloignement total »[115]. Pour affronter la nuit, pour percer ce mystère, la poète se voit attribuée l’insomnie comme arme. « L’insomnie, c'est cela : cette brèche, qui se ménage au cœur / d'une masse compacte, opaque, normalement inviolable / tant elle est concentrée »[116]. Au cours de l’insomnie, on peut refuser « la plus petite concession à l’illusion »[117]. L’insomnie est une « transgression[118] qui indique l’ailleurs, « une terra incognita ensorcelée, un peu farouche, que vous / arpentez » [119]Habituellement, les rêves s’opposent à l’insomnie. Ils révèlent l’identification du « moi-même » au monde[120]. L’insomnie exprime « une fontaine blanche entre deux univers / un grand saut du temps […] »[121].


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Au terme de ce parcours, la question du bonheur se pose. Le bonheur, c'est quand il pleut, c'est un « jus d’ambre » qui coule, un « beau soleil découpé » « qui soupire d’aise et s’endort / le long de l’immobilité »[122]. À l’encontre de la dislocation, de l’ailleurs, il est question de plénitude. Celle-ci est quand « il ne se passe rien »[123]. Pourtant, le bonheur peut être « repu » par une plénitude qui le rend « tétanisé » et « caillé »[124]. L’instant, c'est un de ces « moments rares, où l’attente n'est plus. / Là s’arrêtent les mouvements »[125]. C'est alors le lieu où la parole pourra se taire. Et le silence pourra être « lumineux »[126]. « Il n'y a pas d’instant plus lisse, plus simple, / ni plus énigmatique / On pense au silence. Au soleil » [127]. Il n'y a « rien à dire » sur le silence », « car il ne s'y passe rien » [128], même si ce silence est lié au corps, « au repos gainé de draps, / de couvertures » [129]. Si le soleil persiste dans le silence, c'est que les sensations du corps demeurent.

La poésie de Patricia Laranco exprime donc une réalité de la sensibilité humaine. « Eh bien, en insomnie, vous n’avez qu'un seul interlocuteur. / […] Une réalité que vous découvrez, qui se révèle à vous, et qui / vous cause un certain choc. Un certain émerveillement. / Habituellement, vous dormez. Vous suivez votre cours, […] »[130]. Qu’attend l’homme ? Et « […] qui s’en viendra à ta rencontre ? »[131].






[1] Toutes les références paginées renvoient à l’ouvrage ici cité : Patricia LARANCO, Portrait, Bibliographie, Anthologie,  avec un « Portrait » de Jean-Luc MAXENCE, Collection « Poètes trop effacés », Le nouvel Athanor, Paris, 2015, pp. 101.
[2] p. 38.
[3] Le terme se retrouve chez l'auteure ; v. p. 51.
[4] p. 53.
[5] Tel l’exemple suivant, p. 43 : « Le soleil en a profité, / lui qui plonge résolument / au travers des vitres du train / giflées de luminosité. / Il s'est abattu sur mes mains / et mes immobiles poignets / […] ».
[6] « Le mot sans voix, / le mot sans-chair / le mot / estompé dans le blanc / pour non-dire / une voix non-née » ; p. 51.
[7] p. 52.
[8] p. 52.
[9] ibid.
[10] p. 30.
[11] p. 71.
[12] p. 29.
[13] ibid.
[14] p. 40.
[15] p. 39.
[16] ibid.
[17]  « Un buffet de gare c'est à tout coup déprimant / On y attend, de vastes heures durant, le partir. /C'est un lieu de transit et, donc, d’arrachement. / On y est en quelque sorte, recomposé : ombre partagée entre quitter et aller vers. […] Je n’aime pas les buffets de gare ; ils me pèsent. Ma nature de déracinée chronique s'y révèle par trop » ; p. 31.
[18] p. 75.
[19] p. 76.
[20] ibid.
[21] p. 73 ; adde, voir le sens de « sillon, p. 36 au sujet de la « feuille ».
[22] p. 6.
[23] p. 51.
[24] p. 37. Et ibid : « Le mystère, c'est toi, c'est moi /à moins que ce ne soit le contour de ce mot noir, qui pourrait se lire à l’envers »
[25] « C'est ce qui nous est arrivé, ce qui m’arrive tous les jours./ C'est le souffle de l’avenir, / les hiéroglyphes du passé, / le nœud du présent infini, la luminosité d'une rue […] le matin de pierre, si proche, / la nuit de circonvolutions ; / le mystère, c'est cet instant / toujours ombré d’étonnement, / toujours enrichi de fracture. » ; p. 37.
[26] p. 37.
[27] p. 38.
[28] p. 46 – et en l’occurrence fuite de la Nuit.
[29] p. 77.
[30] P. 72.
[31] p. 65.
[32] p. 46.
[33] p. 66.
[34] p. 38.
[35] p. 19.
[36] p. 45.
[37] ibid.
[38] p. 33.
[39] ibid.
[40] « La nuit / jongle avec les astres / pendant que dort / la quasi-totalité des Hommes – sauf nous / nous qui veillons / en margelle de son grand puits / sur l’unique promontoire de notre éveil / seuls à humer la soie de son immensité […] n’opposant […] que […] les braises à demi enfouies / de nos âmes », p. 95.
[41] in « Brest, le 21/07/1996 », p. 33.
[42] p. 35.
[43] p. 67.
[44] p. 67.
[45] p. 17.
[46] p. 53.
[47] p. 54.
[48] p. 36.
[49] p. 84.
[50] p. 83.
[51] p. 25 : « Parfois la perception de l’instant éternel / Caché derrière l’instant et soudain révélé : / il n'est plus de présent, il n'est plus de passé, / avec l’avenir, ils sont articulés ensemble. » ; […] « Parfois […] / ce sourire qui me vient face au voile du Beau / cette incompréhension de tout ce qui sépare ! ».
[52] p. 36.
[53] ibid.
[54] ibid.
[55] ibid.
[56] p. 45.
[57] p. 25.
[58] p. 69.
[59] p. 66.
[60] p. 79, et plus loin, le soleil « tombe nez à nez avec / les statues et les monuments […] ».
[61] p. 80.
[62] p. 65.
[63] p. 85.
[64] p. 69.
[65] ibid.
[66] p. 77.
[67] p. 73.
[68] ibid.
[69] p. 73-74.
[70] p. 73.
[71] ibid..
[72] p. 77.
[73] ibid.
[74] p. 78.
[75] p.77.
[76] p. 78.
[77] ibid.
[78] p. 81.
[79] p. 82.
[80] p. 83.
[81] p. 66.
[82] p. 26 et v. plus loin « Le pays des collines rouges / te dira le lent mouvement /des rêves secrets et enfouis / gardés dans le sein lourd, profonds / de la terre aux cailloux muets, […] ».
[83] P. 26 : « La vastitude renaîtra, /la paix creusera son sillon/ et l’on respirera, empli /d’une sérénité nouvelle, /le pays des monts arrondis […] ».
[84] p. 29.
[85] p. 31.
[86] p. 32.
[87] p. 31.
[88] p. 34.
[89] ibid.
[90] ibid.
[91] « Lorsqu'ils parviennent à se hisser jusqu'au plateau, / on est tenté de se demander si cela ne tient / pas du hasard ou du miracle », p. 86.
[92] p. 100.
[93] p. 83.
[94] p. 80.
[95] ibid.
[96] V. par exemple, « La faucille du vent / fauche les parfums clairs », p. 33.
[97] p. 39.
[98] p. 87.
[99] p. 87, et voir plus loin : « Je ne désire plus me mélanger avec moi ». « Qui trompe qui ? » « Moi-même voudrait s’éloigner de moi, de je. / Je, lui, voudrait bien divorcer d’avec lui-même … ».
[100] p. 43.
[101] ibid.
[102] p. 57 et plus loin : « […] la peau / regarde et suit les murs / où les lambeaux d’affiches lui / parlent de sa propre faillite […] ». 
[103] p. 58.
[104] p. 61.
[105] ibid.
[106] ibid.
[107] ibid.
[108] p. 62.
[109] p. 68.
[110] p. 44.
[111] ibid., « Gardienne d'une nuit dont le silence fait, immanquablement, / de moi une intruse ».
[112] p. 44.
[113] La dissolution, v. p. 44 : « Je me coule en cet élément ».
[114] p. 44.
[115] p. 46 et v. plus loin : « Son silence grave semble / avoir amassé tant de dénivelé, de fuite ! ».
[116] p. 44.
[117] p. 45.
[118] p. 46.
[119] ibid.
[120] p. 45 : « Les rêves vous protègent, vous enrobent, vous retiennent dans / leur état de transe. Leur univers parallèle, oblique, a sans aucun doute pour but de vous déconnecter, de vous placer à / côté de la plaque. ‘Circulez ! Il n'y a rien à voir’ […] »
[121] p. 55.
[122] p. 70.
[123] p. 59.
[124] ibid.
[125] ibid.
[126] ibid.
[127] ibid.
[128] ibid.
[129] ibid.
[130] p. 45.
[131] p. 47. 

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