mercredi 25 mars 2015

Théologie négative et soufisme d’Ibn Arabî






Théologie négative et soufisme d’Ibn Arabî





(Extrait de la Conférence du Dr Riyad Dookhy
prononcée à Strasbourg en avril 2012).


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Selon Rosenzweig le non-savoir comme fin et résultat du savoir est la pensée fondamentale de la théologie négative. C'est bien cette pensée qui a désagrégé et qui a éliminé les affirmations a priori sur les « attributs » d’un dieu. La théologie négative a fait en sorte qu’il ne subsiste plus que le « ne-pas » de tous ces attributs comme essence de Dieu. On ne pouvait donc plus déterminer Dieu autrement que par sa nature totalement indéterminable. 

La théologie négative semble alors conduire à une impossibilité philosophique même – de cette philosophie que l’on évoquait alors d’avant la clôture. En réalité pour Rosenzweig, la théologie négative met sur un même pied d’égalité athéisme et mystique. L’essentiel est donc dans la négation d'un dieu qui s’affirme, qui soit présent. Or Rosenzweig dira qu’il n’empruntera pas ce chemin, mais que bien au contraire, il empruntera celui qui fera un chemin inverse, celui qui ira du néant à quelque chose. D'où le néant ou les néants rosenzweigiens.

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La Révélation prophétique est close dans la mystique soufique, mais justement parce qu'elle est close,  - « elle postule l’initiative de l'homme et du monde » selon Henry Corbin. Peut-on alors voir des lignes de convergences avec Rosenzweig, par suite d’un basculement et d’un renversement même de la rencontre de la clôture prophétique ?
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Il faut dire d’emblée que la mystique d’Ibn 'Arabî (XIIe-XIIIe siècle) doit être rapprochée avec réserve et précaution avec la mystique platonicienne ou la mystique plotinienne. C'est d’ailleurs tout le contraire, où le Soi, même si c’est une notion polysémique, conserve sa vérité en lui-même, un aspect sur lequel on ne pourra pas s’attarder ici.
Pour Ibn 'Arabî, d'un dieu qui préexistait à toute choses on ne connaît rien. Rappelons l’anecdote de Muhammad Iqbal dans ses Conférences, dans un style rhétorique du zen japonais, où on apprend qu’un disciple en présence de Bayâzid de Bistâmi rappelait cette parole célèbre qu’il « y eut un moment où Dieu était et rien n'était avec Lui ». Le maître rétorqua, comme dans une parole qui ne cessera de s’épuiser : « Il en va exactement de même maintenant qu’alors ».
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 Donc pour dire à grands traits les choses, l’on démarre d’un rien. Mais ce « rien » était-il un dieu de la nécessité ou un dieu de l’arbitraire ? Ou les deux ? Ou un rien dans lequel tout s’épuise ? D’un néant peut-on lire le « non » et le « oui », et l’acte qui serait le symbole mathématique de l’égalité ?



Pour Ibn 'Arabî Dieu était avant tout secret (nous soulignerons ce dernier terme, pour un développement ultérieur, et quant à son opposition au « Non », car il indique un Oui possible). Ce secret prend alors la forme d'une tristesse, d’une nostalgie, d'une aspiration qui apparaît justement comme mouvement pour se connaître et pour connaître Dieu. On verra plus loin que Rosenzweig parlera également d'une nostalgie à propos de dieu.
Le point de départ pour Ibn 'Arabî est bien un néant dans les êtres qui fait apparaître Dieu. [...]
Dans la mystique soufique d’Ibn 'Arabî, le « Soi » ne réfère ni au « Soi impersonnel », c’est-à-dire au sentiment de l’acte pur d’exister auquel peut conduire un effort conforme au Yoga, ni le « Soi » tel qu'il est entendu dans le lexique des psychologues.
Ibn 'Arabî l’emploi, comme d'autres théosophes soufis, en répétant la sentence fameuse : Celui qui se connaît soi-même connaît son Seigneur. En se connaissant soi-même, c'est connaître le seigneur singulier, un Oui qui garde le Non d’un Dieu universel. Ce Seigneur, précisons le encore, ce n'est ni le Soi impersonnel, ni davantage le Dieu des définitions dogmatiques, ni un « dieu » qui subsisterait en soi comme une divinité, sans relation avec « moi » ou un « dieu » qui ne serait pas éprouvé par un « moi ». Le seigneur singulier devient celui qui se connaît soi-même par moi-même, c'est-à-dire dans la connaissance même que j’ai de lui, parce qu'elle est la connaissance qu'il a de moi. Cette phrase tient tout l’équilibre de soufisme d’Ibn 'Arabî, qui tient à garder alors le Non, mais tout en donnant la possibilité d’un Oui divin.
Relevons ici un passage d’Henri Corbin : « Pour que le cri Dieu est mort laissât les êtres en proie à l’abîme, il fallait que depuis longtemps fût aboli le mystère de la Croix de Lumière. … celle-là même que Sophia émergeant de la nuit, murmurait à l’oreille du pèlerin pensif […] : Serais-tu donc toi-même déjà mort ? Le secret auquel initient Ibn 'Arabî et les siens, achemine ceux que le cri a ébranlés jusqu'au fond de leur être, à reconnaître quel Dieu est mort et qui sont les morts. Le reconnaître, c'est comprendre le secret du tombeau vide ».

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La mystique traditionnelle connaissent des polarités dont un dieu qui est celui « qui origine » et un dieu qui soit au-delà même de l'être, en d'autres mots, un « Dieu qui n'est pas » (le οκ ν θες, de Basilide d’Alexandrie du IIe siècle), le Theos agnostos, le Dieu inconnaissable et impredicable. Il y a très tôt dans la philosophie le Dieu révélé, le Νος qui pense et qui œuvre et qui supporte les attributs divins et est capable de relation avec l'homme.
Cette mystique traditionnelle toutefois ne connaît pas le Seigneur singulier d’Ibn 'Arabî. Ce Seigneur tient d’un Oui, mais qui n’efface le Non. Or, ce n'est pas en cherchant un compromis au profit de l'une ou l'autre notion, mais en introduisant, en terme rosenzweigien, l’élément « méta » de dieu que la mystique d’Ibn 'Arabî acquiert alors un renouveau de sens.
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Pour Ibn 'Arabî dieu n'est « possible » pour l’humain que par le seigneur singulier. Dieu se décrirait lui-même à nous-mêmes par nous-mêmes – dieu donc « devient » et « advient » par nous.
C'est alors le sens des attributs divins. La compréhension maïmonidienne des attributs divins posait quelques difficultés à Rosenzweig, car il n’y existait aucune dimension temporelle. Mais du fait que chez Ibn 'Arabî l’attribut s’abrite dans le monde, l’attribut emprunte le temps pour exister, et donc passe par le Oui.
Pour autant, il faut relever tant le Oui que le Non chez les attributs divins d’Ibn 'Arabî. « Les Noms divins sont à la fois actifs comme déterminant l’attribut qu'ils investissent dans la forme concrète à laquelle ils aspirent, et passifs en tant que déterminés dans et par cette forme qui les manifeste selon l’exigence de sa condition éternelle. … les Noms divins … sont …les vestiges de leur action en nous, action par laquelle ils réalisent leur être par notre être [...] ». (Henry Corbin).
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Pour Ibn 'Arabî, c'est alors le moment de l’ébauche d'une théophanie, c'est-à-dire une révélation qui se répète ad infinitum au présent dans le monde pour l'homme. C’est à partir de ces éléments qu’il s’agit de ré-interpréter qu’il nous serait permis de parler d’une philosophie théophanique.
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Riyad Dookhy






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