lundi 22 juin 2015

"Pause Philo" de Joseph Cardella




Joseph CARDELLA, Pause Philo, Réflexions sur l’actualité, préface de Stéphane Zéphir, Éditions Le Printemps Ltée, Maurice, 2012, pp. 128.



La philosophie reste généralement une discipline de curiosité à Maurice (Lévinas dira, sans doute, une discipline « du dimanche »), essentiellement du fait que le programme scolaire de la « HSC » (« Higher School Certifcate » - Baccalauréat) semble, pour le moins, réduire considérablement sa place. Elle n'est pas enseignée comme telle à Maurice, au regard de toute instruction aboutie à la sortie de l’enseignement secondaire. Celui-ci semble privilégier une compréhension concrète qui n’inciterait pas à la réflexion philosophique en tant que telle, sans pour autant que celle-ci soit absente totalement. D'où la difficulté de la figure d’un philosophe mauricien, qui n'est pas souvent « compris », même par ce qu’on dénommerait la « superstructure », les « élites » ou les « intellectuels ». D’où, aussi, notre soutien à la présence philosophique à Maurice et à ses œuvres, soutien qui devient par conséquent nécessaire et obligatoire.
Le philosophe n’aura nulle audience, nul interlocuteur, si ce n'est qu’aux prix de certains efforts non négligeables. Il doit passer d'abord par la vulgarisation et sacrifier dispendieusement la pensée dans son acte de « désocculation », pour le rendre « consommable » au commun des mortels.  Il ne pourra parler en propre que pour le futur, car, telle une prédiction delphique mauricienne, il ne parlera qu’« in-actuellement ».
Toutefois, comme Joseph Cardella ne manque pas de le souligner, le philosophe a « les grands yeux ouverts devant l’obscurité de la nuit » et « voit des choses que les autres ne voient pas » (p. 6). C'est ainsi que ce philosophe veut s’inscrire dans le paysage mauricien comme quelqu'un qui voyage avec les gens et avec le peuple, souvent avec le peuple mauricien, afin de faire œuvre de pédagogie – et de vulgarisation (Week-end 26 février 2012). Son livre « Pause Philo » est à lire, à méditer et à être l’objet d'une « pause ». Il résulte des années d’expérience d’animation des cafés philosophiques à partir des années 2005 à Maurice, tout en rassemblant des articles de presse de l’auteur, datant, quant à eux, de janvier 2010 et qui furent publiés dans « l’Express dimanche ».
Chaque intitulé d’un chapitre du livre est généralement exposé en trois temps. Un premier nous renvoie à un événement de l’actualité, un deuxième nous demande une réflexion philosophique et un troisième tente de rectifier les dérives et les mauvaises compréhensions tout en incitant à une lucidité sociale. L’ouvrage est préfacé par Stéphane Zéphir, sociologue de Nice, qui souligne la construction des discours spontanés sur les événements de l’actualité. Sans le dire pour autant, ce serait un trait de caractère propre de notre île.
Joseph Cardella, lui-même, décrit modestement ses chapitres comme des « chroniques » (p. 5). Par contre, il dira, dans un de ces articles, à propos du « conte », que ce dernier renferme non seulement des sagesses mais aussi des enseignements philosophiques (p. 67). On pourra peut-être en dire autant de la façon dont les événements sont présentés par l’auteur lui-même, dont les mérites lui reviennent.
De même, on pressent le débat oral qui n'est pas tu dans le texte. Comme le souligne l’auteur, Platon n’aimait pas l’écriture mais préférait l’oralité. « L’écrit ne répond pas quand on l’interroge, il ne dit mot quand on le questionne sur son sens ». Non sans surprise, nous lirons que « l’écriture est synonyme de mort, alors que la parole est synonyme de vie » (p. 67). Le style de Cardella, et le propre du livre, c’est de nous laisser dans un débat qui laisse entendre des voix diverses de temps à autres.
En effet, « Pause Philo » nous invite à nous arrêter un moment, pour suivre la piste d’une réflexion sur un événement. Ou plutôt, c'est que nous nous sommes déjà arrêtés, sans s’en rendre compte, mais le philosophe n’était pas encore passé pour en faire état solennellement de la réflexion.
Soulignons le sous-titre : « Réflexions sur l’actualité ». L’actualité, c'est, en des parties génériques, l’éducation, la culture, la religion, la philosophie, la politique, la société et la langue, c'est-à-dire tout ce qui meuble le quotidien « du » « Mauricien ». Mais, rétorque Cardella, « le » Mauricien n’existe pas (p. 106) ! En réalité, n'est-ce pas là une excuse pour s’interroger sur l’ « essence » d'une chose ? Dès lors qu’on apposerait un article défini au « Mauricien », c'est, nous dit l’auteur, qu’on voudrait chercher son essence. Or, le concept d’homme, dans ce qu’il y a d’essentiel et d’idéalisé, comme le démontrait Diogène, « n’existe » pas. La formule « les Mauriciens » est peut-être plus appropriée dans ce cas.
L’actualité revêt la particularité de rester toujours dans l’ « inactuel », c'est-à-dire qu’elle exige « la capacité de mettre l’événement à distance par la réflexion » (p. 5). On revivra ainsi l’actualité mauricienne - dans son « inactualité » toujours présente - en grande partie sous la plume de l’auteur. Ainsi, au cours de ce qui est comme un voyage, on retournera quelques années en arrière à la date de la création d'un ministère de l’ « Égalité des genres » à Maurice. Ce sera le point de liaison au sujet d'une discussion des « Gender Studies » des années 70 aux États-Unis (p. 108). On pourra aussi s’arrêter sur la fête du travail du premier mai. Le travail, c'est le « tripalim » latin, étymologiquement instrument d’immobilisation et de torture à trois pieux (p. 104), et le « labor », qui ne dit pas mieux. Ou encore, l’actualité nous invite à comprendre une histoire des syndicats et des anarchistes (p. 96).
Or cette actualité ne cessera de se défiler devant nous pêle-mêle. On se permettra de suivre quelques grands fils du livre. Ainsi, l’auteur nous rappelle l’histoire de l’abolition de l’esclavage et son enjeu historique. « Qui pourrait soutenir aujourd'hui que l’esclavagisme est une doctrine défendable ? Pourtant l’esclavage existe encore dans le monde : […] ». C'est aussi celle de la peine de mort, « une pratique aussi odieuse que l’esclavage », « d’un autre âge ». « Maurice a eu le courage d’abolir la peine de mort en 1995. Fera-t-elle preuve d’assez d’audace pour ne pas la réintroduire ? » (p. 95).
Ce défilé, c'est aussi celui d’un calendrier qui aura déjà prévu ses fêtes. La fête du travail, comme la fête de Noël, suite à la correction qu’institue Gréogire XIII dans le calendrier dit « julien » (p. 69), fait état d'une périodicité du temps nécessaire dans une culture. « Le temps, peut-être plus que l’espace, reste cette dimension où toutes les lubies, les folies et les prophéties prennent forme pour surtout prédire une supposée fin et annoncer un hypothétique recommencement du monde » (p. 70). Mais prenons une « pause » dans le temps même. « Le temps n'est pas un long fleuve tranquille, mais un fleuve agité, tourbillonnant et qui peut être calme […] » (p.65). Il est utile de rappeler que les sophistes utilisaient le terme grec de ‘kairos’ (‘moment opportun’ ou ‘propice’, ou ‘aster là’ comme l’avait souligné le peintre Baissac face à un journaliste du Week-End - ibid). Si l’auteur mentionne ces éléments, veut-il pour autant nous faire comprendre que l’actualité de l’ « in-actuel » est de tous temps ?
S’il a été question d’un calendrier, c’est a fortiori un calendrier mauricien marqué par ses propres événements périodiques, telles les élections à Maurice. Le Parti Malin, s’il nous fait rire, nous fait comprendre que « chez les autres candidats politiques » « les cris, les insultes » ne sont pas « normaux ». « Le côté malin de ce parti, c'est qu'il nous fait réfléchir sur la politique telle qu'elle se pratique dans les formations politiques dites ‘classiques’ » (p. 86). Il y a lieu de dénoncer « l’insoutenable légèreté de la politique », qui joue l’émotionnel plus que le rationnel (p. 80).
On peut faire mention ici des discussions, entre autres, autour du « kreol morisyen », du passage d’Alain Rey à Maurice, de l’évasion des prisonniers mauriciens qui fait intervenir la problématique foucaldienne de l’enfermement et de la coupe du monde de football. S’agissant de cette dernière, l’auteur note qu’« étrangement, aucune revendication identitaire, quelle que soit, n’a accusé le football comme étant un des symboles de la culture occidentale et de sa dénomination planétaire. Aucune accusation n’annonçant que jouer à la ‘boule’ est satanique, aucune condamnation prenant la forme d'un prétendu impérialisme européen par le biais du football » (p. 110). Mais alors « n’est-ce pas, d'ailleurs, un moyen plus ‘pacifique’ de faire la guerre ? ». Il n’en demeure pas moins vrai que cette passion nous instruit sur notre quotidien. « Marquer un but de la tête, lors d'un match, peut être une action d'une beauté inouïe, car la technique déployée n’a de sens que parce qu'il y a des règles qu'il ne faut pas enfreindre, et qui structurent le jeu. Le beau jeu serait donc toute la marge de manœuvre des joueurs leur permettant d’interpréter une [clause] du règlement, sans le trahir. Parallèlement, le règles que nous suivons, dans notre vie sociale, sont appelées des normes. Nous obéissons, à divers degrés et de multiples façons, et d'une manière toujours renouvelée, à des normes sociales qui ne sont écrites nulle part » (p. 111). Nous voyons ainsi une déclinaison du football vers une compréhension de la norme. C'est le propre d'une œuvre de pédagogie du peuple, alors même que « le retour du religieux se nourrirait de cette fin des idéologies » (p. 42), et que nous sommes « habitués dans notre pays à ‘lire’ la société par toute sorte d’appartenance […] » (p. 35) - le « ki position » mauricien en indiquerait l’épaisseur.
Enfin, mentionnons la place du cinéma, et notamment celui du cinéma indien. « Beaucoup de films de Bollywood ont […] comme scénario-type une histoire d’amour ‘impossible’ entre deux classes sociales ou communautés différentes […] » (p. 77). Mais « le cinéma indien n'est pas à l’abri » du « vent du changement ». Si le cinéma d’Hollywood est connu, y a-t-il une volonté de la part de ce dernier d’ignorer Bollywood ? Cette interrogation apparaît à la suite de l’incident de Shah Rukh Khan et de son film (« My Name is Khan », p. 76). Qu’en est-il de la MBC, ou « KiltirTV » ? Cette chaîne ne doit pas être toujours « culturellement correcte ». Il s’agit de dépasser des « ‘morceaux’ de culture prédéfinie » pour une culture « comme moyen d’enrichissement, de réflexion et d’interrogation » (p. 26).


Il nous faut signaler que l’actualité philosophique de Cardella vise aussi les événements du « monde » dont les ombres s’étendent sur le paysage mauricien, tel le tremblement de terre à Lisbonne et en Haïti qui nous interrogent sur la « providence » divine (p. 51). C'est, de même, l’art de la peur pratiqué par la sorcellerie (p. 40) ou les événements de l’histoire, telle la bataille de Grand-Port qui pose la question de l’objectivité (p. 9 et 29). Elle peut aussi être au-delà de la réflexion pour être une critique. Ainsi, l’université de Maurice qui avait mis sur pieds des cours de religions dans les années 2011 ne considérait que le christianisme, l’islam, l’hindouisme, le bouddhisme et la foi baha’ie. Les cours n’incorporaient pas le taoïsme et le confucianisme présents dans certaines pratiques des sino-mauriciens (p. 44). De surcroît, interroge l’auteur, pourquoi ne pas envisager des cours centrés sur la compréhension philosophique des religions ? Il citera à l’appui des philosophes dont le bouddhiste Nâgârjuna sur le statut de la réalité, le musulman Al-Kindi sur la réalité première, le franciscain William d’Ockham sur les rapports des mots et de la réalité, et Adi Shankara sur la « double réalité ». L’adage de Jiddu Khrishnamurti est cité : « I maintain that Truth is a pathless land […] » (« Je maintiens que la vérité est un pays sans chemin […]) » (p. 45). De plus, les religions semblent nous lier les mains (p. 38). À titre d’exemple, l’auteur cite l’autodafé de l’Inquisition (p. 92), ou le fait que nombre de soufis ont été rejetés par l’orthodoxie musulmane, parce que les mystiques ont mis l’emphase sur le caractère personnel du rapport au divin, à l’encontre d’un phénomène collectif où l’individu est relégué au second plan (p. 38-39). Il y a lieu aussi de s’inspirer de la petite biographie du Swami Vivekananda qui avait renoncé à tous ses biens pour vivre avec son vieux maître (p. 36).
Écartons l’obscurité, pour rechercher une certaine lumière, telle une recherche des deux phares d’Alexandrie (la deuxième étant la bibliothèque qui prit feu). Au sujet des bibliothèques, l’auteur ne s’interdit pas, en considérant la bibliothèque mauricienne - la National Library - d’ « imaginer une bibliothèque qui rendrait encore plus accessible ses ouvrages, qui organiserait des conférences ouvertes au public, qui animerait des débats autour de la culture ou du livre […] » (p. 30). Or, une bibliothèque, c'est aussi une sagesse. En cela, « en Afrique, quand un vieillard meurt, c'est une bibliothèque qui brûle » (p. 31).


Joseph Cardella, auteur de la création en 2007 de l'Université populaire de l’île Maurice (UPIM), ne manquera pas de défendre une conception de l’ « université universelle » et de son histoire. Celle-ci passe de l’Antiquité (jardin d’Épicure en 310) (p. 11), du monastère et unversité Nalanda du Bihar du Ve siècle (p. 16) à la forme moderne des pays arabo-musulmans à partir du IXe siècle (Al-Qarawiyyin, Cordoba, Al-Azhar) vers l’«universitas » en Europe (Bologne, Paris, Montpellier et Oxford) (p. 12).
Notons enfin que les pages de ce livre portent en filigrane la fresque « École d’Athènes » monochromisée de Raphaël (1483-1520). Le filigrane nous rappelle en permanence la pause, la réflexion qui s’imprime dans le temps, comme l’aurait voulu la fresque en perpétuant une tradition multiséculaire. L’essentiel, c'est la consigne de Nietzsche, « Deviens ce que tu es ! » (de Zarathoustra, p. 60) ainsi que celle d’Épictète (p. 54), « si tu le veux, tu es libre ».
Riyad DOOKHY (Dr), philosophe.




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