Riyad DOOKHY, 'S'interroger sur l'Indépendance à la
mauricienne ? ', Le Mauricien 23 mars 2011
26 mars 2011, 11:50
RÉFLEXIONS PHILOSOPHIQUES APRÈS LES FESTIVITÉS
S'interroger sur l'Indépendance à la mauricienne ?
RIYAD DOOKHY, Barrister (Royaume-Uni),
Chercheur (IRCM, France)
Au regard du droit et de la communauté internationale, nous
sommes un État indépendant. Cette indépendance ne s'inscrit pas comme une
coupure de l'histoire, mais s'y insère. Elle constitue une souveraineté donnée
et reçue par un acte statutaire britannique. Elle n'est pas autoproclamée et
les termes de sa rédaction n'émanent pas des individus qui habitent son
territoire. Ceux-ci ne font, au fait, que récupérer une donation unilatérale
qui désormais les interpelle à " être ".
C'est ainsi que nous héritons les institutions du passé.
Au-delà d'un acquis juridico-politique dans les termes, l'indépendance, à
l'esprit de tout mauricien, ne peut que renvoyer à un concept philosophique
implicite, à un état d'être, à un corollaire non exprimé dans la formule même de
notre " indépendance politico-juridique ". Un être humain naît
indépendant (le propre, ou alors la " vérité " de l'" être
"), et l'" indépendance politico-juridique " n'est que
l'aboutissement logique, en forme communautaire, sociétale et organisée, d'une inaliénabilité
primaire de cette " vérité ". L'indépendance mauricienne proclamerait
ainsi la liberté existentielle de l'être humain.
Après une première génération d'être " mauricien
", suite donc à la réception de l'Indépendance, qui a été marquée par son
insistance sur les institutions de l'État reçues en héritage, une deuxième
s'est vue naître en son sein une parole politique, donc la naissance d'une
certaine parole originaire, avec les mérites et les torts qui en découlaient,
mais certes constitutive d'une entité mauricienne. Nous sommes, maintenant, et
établissons ce calendrier, à une troisième génération, qui peut se permettre de
mettre en suspens le temps, et d'y exercer une certaine contemplation de ce
qu'elle est et du chemin qu'elle a parcouru.
Cérémonie en dehors de sa vérité d'" être ".
Pour autant, si l'ère du temps appelait à un frémissement de
l'" être " convié à se réaliser devant un destin, notre troisième
génération, celle dans laquelle nous sommes, est, malheureusement, celle qui
soit la plus désabusée, désenchantée, et généralement, peut-être sans espoir.
Sommes-nous tombés donc dans un nihilisme tragique, nietzschéen ? Pour le dire
autrement, l'" être " mauricien se perd dans son ombre, dans les
gouffres d'une impossibilité de perspectives à un pouvoir-être authentique.
L'inauthenticité le guette et l'assomme. Il n'est qu'à considérer ici la "
fête de l'Indépendance ". Est-ce que le mauricien s'y sent engagé comme
proclamation de son identité et de sa patrie ? Est-ce le reflet " réel
" du mauricien, un prolongement de ses aspirations dans le sociétal et
dans le futur ? Beaucoup diront que non, et pour cause, qui sont plus ou moins
désaffectés à une cérémonie qui se tient en dehors de sa vérité d'" être
".
L'" être " du mauricien d'aujourd'hui ne semble
être plus animé d'espoir, d'un horizon plein de lui-même. Il est devenu, tant
soit peu, nihiliste en trois générations. Certes de nombreux facteurs y
contribuent. Mais il s'avère être essentiellement désabusé contre la politique
de son pays. Celle-ci est à ses yeux une institution du mensonge, de corruption
à outrance, animée d'une logique antinationale, d'un manque d'égalité, d'une
culture du favoritisme et d'une discrimination institutionnalisée. Être un
gouvernement, ou être son alternative, signifie un jeu de transfuges et
d'alliances. C'est une stratégie du pouvoir. Ce n'est plus, avons-nous dit, une
stratégie de l'action, de l'intégrité et de l'avènement de soi dans le
collectif. Elle ne participe plus à un dépassement de l'histoire. La politique
n'est plus chez nous une lutte pour des valeurs et des visions du futur. L'on
semble ne plus être capable même d'avoir un futur réel pour l'" être
" mauricien, méconnu en lui-même, qui ne s'est jamais posé dans
l'histoire. Notre indépendance signifie alors, pour beaucoup, une capitulation
devant notre destin à " être ", comme une nationalité avec un flou,
avec un " oui… mais ". La fête de l'Indépendance est une occasion de
repos, un jour non ouvrable, une ponctuation du calendrier mauricien.
Cette désaffectation identitaire peut se lire dans le
décalage de notre hymne national avec nous-mêmes. Si elle appelle à une
certaine métaphysique de la patrie (à l'adoration du " Glory to thee
Motherland O Motherland of mine ", même si dans le lyrique " ma mère
patrie " est dite tautologiquement " mienne ", répétition sur le
plan lacanien, d'une vérité à jamais incomprise), elle présupposerait un
peuple, au-delà de la terre, avant la proclamation de 1968, mythiquement uni.
Toutefois, notre troisième génération désabusée peine à l'entendre. Décalage de
la parole (" around thee we gather ", l'hymne national place l'être
mauricien en dehors de la patrie, il est autour d'elle mais pas en son sein !),
le romantisme allemand à la mauricienne est encore un carrefour de l'histoire
qui l'attend, celui qui n'épousant ni la laïcité stricte, ni la Tradition, mais
qui appelle la patrie à la métaphysique de l'être. Cette métaphysique serait
pour Maurice aussi atemporelle (l'hymne national ne se termine-t-il pas en ses
mots : " for ever and ever ").
Peut-on voir au-delà du nihilisme mauricien ?
Dans le partage du monde qui s'était opéré à la conférence
de Yalta en 1945, et dans le tracé d'une nouvelle carte, les britanniques
devaient renoncer à leur empire sous l'emprise des conditions secrètes de la
mise en équilibre géopolitique suite à la deuxième grande guerre. Dans un tel
élan, de nouvelles nations devaient exister, ouvertes à l'influence américaine
en amont. Maurice ne faisait qu'y suivre, tardivement.
La réflexion s'impose aujourd'hui dans le cadre de notre
indépendance. Peut-on voir au-delà du nihilisme mauricien ? Or, dans notre
troisième génération, nous voulons appeler à un réveil, au risque de s'endormir
à jamais. Nous voulons insister sur la nécessité de l'affermissement d'une
société civile indépendante de même qu'à une réflexion indépendante sans
couleur politique, capable de réfléchir la nation mauricienne et d'engager la
marche vers l'avenir, et d'ouvrir un horizon d'espoir. C'est en ce sens qu'il
importe de penser l'équilibre de notre société et de veiller contre un
basculement tout politique. Mais avant tout, il faut aussi penser à ce que nous
sommes. Il faut appeler à une réflexion philosophique sur l'" être "
mauricien.
La naissance d'une véritable société civile, pour autant,
n'est pas donnée. Des liens ne peuvent se forger que dans le temps, et les gens
prennent du temps pour s'estimer et se parler. Néanmoins, s'il faut ainsi
" donner du temps au temps " (François Mitterrand), notre échéance à
se voir, à se poser, à se comprendre, à se parler en tant que société civile
arrive désormais à maturité sous peine d'un déni à 'être'dans l'histoire. Le
mauricien est-il sujet à un " dasein " dans lequel il n'a plus la
liberté d'agir, dans lequel son conditionnement historique l'empêcherait de
s'émanciper et de s'élever à la hauteur d'une véritable patrie ? Ou le
mauricien, celui de la troisième génération, serait-il un être engagé, qui
prendrait sa liberté sartrienne dans sa main, se retrousserait les manches, et
emprunterait les voies de son avènement, dans lequel il ne pourrait se voir que
" sans excuses " ? Ou alors serait-il un " être révolté "
sans révolte ? Un être voué à une absurdité qui entache sa liberté ?
Le mauricien se définit par rapport à son futur et non pas par
rapport à son passé. Ce futur interpelle un projet, tel le " dasein
", un être en manque de lui-même, qu'il doit prendre en charge et combler.
L'indépendance, en vérité ne peut se " proclamer ", mais appelle à un
projet qui le proclamerait. Il ne servirait à rien alors de se mentir.
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