mercredi 18 mars 2015

Recueil de jurisprudence et mémoire mauricienne










Recueil de jurisprudence et mémoire mauricienne

                      
Riyad DOOKHY (Dr)*
Parvèz DOOKHY (Dr)**

(extrait de l’introduction in « Recueil de Jurisprudence mauricienne du Comité Judiciaire du Conseil Privé » (MPCR), Thames Chambers International, Londres, 1999 : version électronique partiellement augmentée et mise à jour sur :  

http://mauritiusprivycouncilreports.blogspot.fr/ ).







La constitution d'un recueil de jurisprudence nous paraît répondre d’emblée à un défi contre la finitude d'une décision de justice historiquement ancrée. En effet, elle se présente volontiers comme une lutte contre le temps et l’espace, voire contre les murs d'un prétoire qui n’auront pas permis que ses paroles soient entendues ailleurs, sauf dans des effets « inter partes » immédiats.

S’agissant du Conseil Privé, au regard de l’ordre juridique mauricien, un recueil s’inscrirait dans cette perspective comme une lutte contre les mers qui diviseraient une compétence unifiée d’un ordre que nous pouvons qualifier de « trans-sytémique ». C'est la raison pour laquelle certains juristes du passé n’ont eu aucun mal à qualifier la constitution d'un recueil comme une inscription des oracles sur les ardoises juridiques de la mémoire[2], ce dernier mot « mémoire » étant ce qui retiendrait ici notre attention. Notons qu’en common law, il s’agit de « law reporting », c'est-à-dire d’un « rapport » sans médiateté du « Droit ». Bien entendu, ce vocabulaire reflète la position éminente et fondamentale qu’occupe la jurisprudence d'un droit dit, à juste titre, « jurisprudentiel ».

Ce qui sous-tend la notion d'un recueil de jurisprudence est avant tout une conception qui s’érige à l’encontre même de la finitude, mais tout en reconnaissant le fait qu’une réponse fut élaborée à un moment précis de l'histoire. Il comporte aujourd'hui, dans la plupart des systèmes juridiques, l’idée d’autorité. Si la « mémoire » vaut pour une épaisseur diachronique du « rapport », il n’en est pas moins question d'une synchronicité structuraliste dans la mesure où ce qui pourrait à première vue apparaître comme secondaire (selon un certain positivisme ambiant) ne peut que se montrer au centre même de l’articulation d'un système[3].


I.        La structure du présent


C'est à bon droit qu’il faut voir, selon nous, que la logique sous-jacente d'un recueil est qu’elle réfléchit la structure de la mémoire. Une expérience juridique rapportée pourrait ainsi être vue comme un miroir à travers lequel les juristes puisent dans la rhétorique et la déclamation dont témoigne l’écrit, qui permet alors une ouverture sur l’immémorial. C'est le langage (plus que la langue) comme positivité, qui est lié au temps abstrait. Seul le langage fait office du « rappelable »[4], et de façon plus importante, seul lui fait office de mémoire pour nous. C'est lui seulement qui nous permet de participer dans un acte de connaissance à travers l’épaisseur du passé. Cette épaisseur est composée de traditions, d’empiricités et de discours qui auront structuré notre mémoire juridique du présent. Le langage est alors une voie vers le passé[5] de l’humanité comme elle est une voie vers sa rationalité et vers son idée de justice.  Il n'est pas, en effet, surprenant de constater qu’en droit anglais médiéval (dit « Law French », Droit anglo-saxon franco-normand) et en latin, alors que l’oralité était synonyme de mémoire, il n'y avait pas de distinction entre « mémoire » et « esprit » (‘memory’ et ‘mind’)[6].













Il n’en demeure pas moins vrai qu’il nous appartient ici de souligner que c'est bien la dimension du passé d'un recueil qui le contraint paradoxalement à faire partie d'un processus continuel au présent. Il est question d'un processus dès lors qu’il s’agit d'une voie infinie à la construction de nos approches au sujet du « réel » (ou de « l’effectivité »). C'est aussi une partie de notre manière de faire l'histoire juridique de notre passé, qui s’inscrit dans la construction de notre réalité. Certains ont essayé de décrire ce processus comme impliquant la participation de tout juriste et de tout juge individuellement, chacun écrivant à sa manière une partie d’un livre[7] de l'humanité. Néanmoins, cette dernière description ne prend malheureusement pas en compte les discontinuités foucaldiennes dans la façon d’écrire le narratif de nos différentes histoires. Mais c'est bien ces tensions qui témoignent alors de la « contemporanéité » de notre présent qui se distingue ainsi de « l’histoire » d’un passé.

C'est en sens, qu'il nous faudra faire état d'un deuxième paradoxe. La constitution d'un recueil, du point de vue de la mémoire et de celui qui considère la mémoire comme le sol ‘structurant’ de notre présent, se révèle plus particulièrement comme la « trace » de la lutte de l'homme d’établir des passerelles au-dessus des changements. Il comporte une phobie, à juste titre. C'est celle de la perte de la mémoire[8]. Toutefois, si nous avons fait état de la mémoire comme une totalité métaphysique, précisons cependant notre pensée. La mémoire, pour nous, ne peut être elle-même « mémorable ». Elle ne peut être, après la chute de la présence, qu’une formulation de ce que le passé « aurait du » être, mais dont le mystère subsiste, tant la « terre » du passé ne nous est plus accessible. Telle est une position paradoxale, mais qui ne peut, comme on le verra, être qu’éminemment fructueuse. Telle est notre position dans l’instance que nous adoptons ici en tant que « rapporteurs » de la mémoire.




II.      Traditions romano-germanique et common law


La tradition d'un recueil de jurisprudence a tant marqué le système français que britannique, c'est-à-dire en dernier lieu, le système mauricien. On pourra y voir une évolution dans sa forme moderne de la tradition romaine des « jurisprudents »[9]. Certes, c'est bien dans le monde moderne qu’une telle activité fut formellement énoncée, comme la première Loi du 10 décembre 1790 en France.  Dans le monde common law, une réglementation formelle était, bien entendu, hésitante, tant elle forme, selon nous, une conscience réflexive du Geist auto-révélant de celle-ci, si tant est-il qu’il nous soit nécessaire de faire référence à la marche de l’Histoire hégélienne. La pratique romaine ne peut donc être niée dans la facture des nos recueils, que ceux-ci ont pris le nom, à travers les siècles, de « Rotuli curia regis », de « State Trials » ou de « Recueil ».

Dans le passé, les recueils étaient souvent constitués par des rapporteurs qui entreprenaient une telle activité pour leur propre compte[10], d’habitude puisant des notes qu’ils prenaient pendant qu’ils étaient présents à une audience. Parfois, ces recueils comportaient de graves erreurs et inexactitudes [11]. Pour autant, n'est-ce pas ici ce qui doit témoigner, selon nous, de l’impossibilité même de la métaphysique de la mémoire ?


III.    La constitution des recueils en droit mauricien


Si le premier recueil du Conseil Privé était établi par Edmund Moore dès 1840, notre but ici est de faire état d'un premier recueil qui prend en compte les décisions du Conseil Privé faisant partie du système mauricien, tout en gardant à l’esprit notre position quant à l’« immémorabilité » de la mémoire même. Ce recueil doit alors prendre en compte la spécificité mauricienne dans l’établissement des lignes éditoriales, mots clés (« keywords ») et résumés (« abstracts ») qui ressortent d'une telle pratique « trans-systémique ».

A Maurice, le « Code des Isles de France et de Bourbon » sous la plume de M. Delaleu, connu comme « Code Delaleu », et même si celui portait le nom de « Code », rapportait les diverses « ordonnances » de Louis XIV, Roi de France. Le Code régissait pendant longtemps le Conseil Supérieur de l’Isle de France.

Pendant le règne britannique de Maurice qui s’ensuivit, à partir du 3 novembre 1810, la première publication des décisions judiciaires était entreprise par Maître Raymond Bruzaud, Avocat, intitulé « Revue Judiciaire ». Une première publication était lancée en juin 1843[12]. Malheureusement cette première entreprise cessa après trois ans[13]. Plus tard, il devait publier dans un volume séparé les décisions datant de 1842 à 1845[14]. Il publia une autre compilation en 1845 sous le titre de « Recueil des décisions judiciaires de l’île Maurice, - Reports of cases argued and determined before the Courts of the Island of Mauritius in 1842, 1843, 1844, 1845 »[15].  À partir de 1861, bien d’autres éditeurs ont publié le « Mauritius Law Reports ». Seuls quelques autres publications ponctuelles ont aussi été imprimées[16].

Dans les dernières décennies, on a vu un nombre croissant des pourvois devant le Conseil Privé, qui statue ainsi en dernière instance dans l’ordre juridique mauricien[17]. Ses décisions ont donc épousé les contours du droit mauricien, répondant et structurant en ses propres mots les nouvelles interrogations sociales et juridiques. Par conséquent, il nous faut faire état d'une cour de cassation[18], au regard de sa pratique, même si les Lords du Conseil Privé récusent[19] eux-mêmes une telle qualification. Les décisions du Conseil, référées par un des Lords comme « jurisprudence » selon une acception française[20],  ne peuvent donc être surestimées.

L’Aufklarung a voulu croire dans la réalisation du mythe de Prométhée qui avait pu voler le feu des Dieux pour le donner[21], - ou peut-être pour le redonner – à l’humanité. Son esprit vise à une réinvention de l'humain, ou alors vise à ce que l’Homme quitte le royaume des Cieux pour fouler le sol de l’immanence. Le besoin d'une autonomie fut alors « découvert », comme truisme de la Raison[22]. Or un même esprit doit nous saisir en parlant d'un recueil de jurisprudence. En ce sens, l’idée de tradition et de la métaphysique de la mémoire comporte une double face. Alors que la tradition lie le juriste, elle est aussi la brisure qui fait intervenir le progrès. C'est donc en recréant ce théâtre du monde des élites des Lumières que le droit mauricien renouera pleinement avec l’Histoire.
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* Riyad Dookhy, Barrister de Gray’s Inn (avocat), docteur en droit, docteur en philosophe, chercheur et enseignant universitaire ; 
** Parvèz Dookhy, Avocat au barreau de Paris et docteur en droit en Sorbonne.




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[1] “Sire, par la resone ke la oure qant ce fut, sy fut le Roy Henri, ke dunke fut, en prison: e ... le chef de leis fut en prisone, sy fut la ley en prisone, issi ke a cel oure qant le fet &c. ne aveit yl nule ley: par quey le fet et le feffement est nul en sei.”
« Sir, for the reason that at the time when this deed was made, King Henry [III] was in prison: and inasmuch as the governor and the head of Law was in prison, the law itself was in prison: so that at that time when the deed was made there was no law: therefore the deed and the feoffment is void in itself », in POLLOCK, Sir Frederick, Right Honorable, Bart., K.C, D.C.L, A first book of Jurisprudence, 6th edition, Macmillan and Co. Ltd, 1929, v. p. 299.
[2] cf. l’expression « Blackstone’s Oracles of Judges ». V. pour les publications des « Blackstone`s commentaries », Sir William, The Commentaries on the Laws of England, 4th edition, John Murray, Albemarle St, 1876.
Adde : BOORSTIN Daniel J., The Mysterious Science of the Law, An Essay on Blackstone`s Commentaries, The University of Chicago Press, Chicago and London, originally published in 1941, republished in 1996.
[3] TIMSIT Gérard, Thèmes et systèmes de droit, Les voies du droit, Presses Universitaires de France, 1986 ; RAZ Joseph, The Concept of a legal system, Oxford University Press, Oxford, 1970 and 1980.
[4] GOODRICH Peter, Languages of Law, From Logics of Memory to Nomadic Masks, Weidenfield and Nicolson, London, 1990.
[5] LE GOFF, Jacques, Histoire et mémoire, Collection Folio, Histoire, éditions Gallimard (1986) 1988, pp. 406.
[6] BAKER, J. H., The legal profession and the Common Law, Historical Essays, The Hambledon Press, London 1986, v. p. 161, and also footnote 29.
[7] MORRISON Wayne, Jurisprudence from the Greeks to post-modernism, Cavendish Publishing Ltd, London 1997, v. p. 9 and 10.
[8] Cf. Blackstone’s, op.cit., : "the solemnity of our legal phrase... time whereof the memory of man runneth not to the contrary" and Edward Coke’s definition of law reports: "a bringing againe to memory cases judicially argued".
Adde : ABBOTT, L. W., Law Reporting in England 1485-1585, University of London, The Athlone Press, London 1973, v. p. 1 ; SIMPSON A. W. B., « The Common Law and Legal Theory », in Oxford Essays in Jurisprudence, edited by SIMPSON A. W. B., Oxford University Press, Oxford, 1973, v. p. 93 ; FRAUNCE, A. Lawiers Logike, 1588, London.
[9] VILLEY Michel, Le droit romain, Presses Universitaires de France, Que sais-je, Paris, 1945, v. p. 36.
[10] POLLOCK, Sir Frederick, Right Honorable, Bart., K.C, D.C.L, A first book of Jurisprudence, op. cit., v. p. 294.
[11] BEAUCHAMP, J., J., LLD, CR., Répertoire Général de Jurisprudence Canadienne, 1770-1913, Wison & Lafleur Limitée, Montréal, numéro 1.
[12] NAIRAC G. E.. K.C., « Foreword », in Digest of the Mauritius Law Reports, sans pagination, P. G. Bumstead, Governement Printer, Port-Louis, 1927.
[13] The Chief Justice, « Foreword » in Mauritius Law Review, Revue de Droit et de Jurisprudence Mauricienne, sans pagination, Rue Jules Koenig, Port-Louis, 1977-1980.
[14] GREENE, W., Crown Solicitor, « Preface », in Digest of the Reported Criminal Jurisprudence of the Supreme Court of Mauritius, from 1842 to 1883, sans pagination mais comprenant de 158 décisions, Port-Louis, 1884.
[15] NAIRAC G. E. K.C., Digest of the Mauritius Law Reports, op. cit.
[16] Notons les mots de Lalouette qui comportent ici un sens trans-historique : "For some time the need has been felt by the members of the legal profession for a Digest of Decisions ...", (LALOUETTE, G., « Foreword », in A Digest of the Decisions of the Supreme Court of Mauritius, published by J. Eliel Felix, Acting Government Printer, Port-Louis, 1947), which can at some point in time express the growing feeling in the Mauritian legal system.
[17] v. L’article 81 de la Constitution de Maurice.
[18] Il s’avère irréfutable de le Conseil Privé s’est institué en une Cour de cassation, telle la Cour de cassation française. v. DOOKHY Parvèz, Le Comité Judiciaire du Conseil Privé de Sa Majesté la Reine Elisabeth II d'Angleterre et le Droit Mauricien, Thèse de doctorant, Université Paris-Sorbonne, 1997. « A la manière de la Cour de Cassation française, le Comité Judiciaire veille exclusivement au respect de la norme, à sa bonne application par le juge local. Sa mission se limite au jugement des arrêts déférés à sa censure même lorsqu'il est saisi directement en cassation par la procédure de la voie d'action en vertu d'une requête tendant à l'annulation d'une Loi. Juge suprême, il fixe l'orthodoxie de la jurisprudence et veille à son respect par la Cour Suprême locale », ibid, v. p. 92.
[19] v. la décisions numéro 04 infra, Chooramun Jhoboo v Elias Ibrahim Coowar, (1977-1987) I MCPR 51.
[20] Cf. le terme de « jurisprudence », in Ponsamy Poongavanam v. The Queen, see Vol II, Mauritius Privy Council Reports, à paraître.
[21] SALOMON Jean-Jacques, Le destin technologique, Balland, Paris, 1992, v. p. 17.
[22] FURET François, « Préface » in DUPRONT Alphonse, Qu'est-ce que les Lumières?, Editions Gallimard, 1996, Paris, v. p. II.



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