Recueil de jurisprudence et mémoire mauricienne
Riyad DOOKHY (Dr)*
Parvèz DOOKHY (Dr)**
(extrait de
l’introduction in « Recueil de Jurisprudence mauricienne du Comité Judiciaire
du Conseil Privé » (MPCR), Thames Chambers International, Londres, 1999 : version
électronique partiellement augmentée et mise à jour sur :
http://mauritiusprivycouncilreports.blogspot.fr/ ).
http://mauritiusprivycouncilreports.blogspot.fr/ ).
La constitution d'un
recueil de jurisprudence nous paraît répondre d’emblée à un défi contre la
finitude d'une décision de justice historiquement ancrée. En effet, elle se
présente volontiers comme une lutte contre le temps et l’espace, voire contre
les murs d'un prétoire qui n’auront pas permis que ses paroles soient entendues
ailleurs, sauf dans des effets « inter partes » immédiats.
S’agissant du Conseil
Privé, au regard de l’ordre juridique mauricien, un recueil s’inscrirait dans
cette perspective comme une lutte contre les mers qui diviseraient une
compétence unifiée d’un ordre que nous pouvons qualifier de « trans-sytémique
». C'est la raison pour laquelle certains juristes du passé n’ont eu aucun mal
à qualifier la constitution d'un recueil comme une inscription des oracles sur
les ardoises juridiques de la mémoire[2], ce dernier mot « mémoire » étant ce
qui retiendrait ici notre attention. Notons qu’en common law, il s’agit de « law
reporting », c'est-à-dire d’un « rapport » sans médiateté du « Droit ».
Bien entendu, ce vocabulaire reflète la position éminente et fondamentale
qu’occupe la jurisprudence d'un droit dit, à juste titre, « jurisprudentiel ».
Ce qui sous-tend la
notion d'un recueil de jurisprudence est avant tout une conception qui s’érige
à l’encontre même de la finitude, mais tout en reconnaissant le fait qu’une
réponse fut élaborée à un moment précis de l'histoire. Il comporte aujourd'hui,
dans la plupart des systèmes juridiques, l’idée d’autorité. Si la « mémoire »
vaut pour une épaisseur diachronique du « rapport », il n’en est pas moins
question d'une synchronicité structuraliste dans la mesure où ce qui pourrait à
première vue apparaître comme secondaire (selon un certain positivisme ambiant)
ne peut que se montrer au centre même de l’articulation d'un système[3].
I. La structure du présent
C'est à bon droit
qu’il faut voir, selon nous, que la logique sous-jacente d'un recueil est
qu’elle réfléchit la structure de la mémoire. Une expérience juridique
rapportée pourrait ainsi être vue comme un miroir à travers lequel les juristes
puisent dans la rhétorique et la déclamation dont témoigne l’écrit, qui permet alors
une ouverture sur l’immémorial. C'est le langage (plus que la langue) comme
positivité, qui est lié au temps abstrait. Seul le langage fait office du «
rappelable »[4], et de façon plus importante, seul lui fait office de mémoire
pour nous. C'est lui seulement qui nous permet de participer dans un acte de
connaissance à travers l’épaisseur du passé. Cette épaisseur est composée de
traditions, d’empiricités et de discours qui auront structuré notre mémoire
juridique du présent. Le langage est alors une voie vers le passé[5] de
l’humanité comme elle est une voie vers sa rationalité et vers son idée de
justice. Il n'est pas, en effet,
surprenant de constater qu’en droit anglais médiéval (dit « Law French », Droit
anglo-saxon franco-normand) et en latin, alors que l’oralité était synonyme de
mémoire, il n'y avait pas de distinction entre « mémoire » et « esprit »
(‘memory’ et ‘mind’)[6].
Il n’en demeure pas
moins vrai qu’il nous appartient ici de souligner que c'est bien la dimension
du passé d'un recueil qui le contraint paradoxalement à faire partie d'un
processus continuel au présent. Il est question d'un processus dès lors qu’il
s’agit d'une voie infinie à la construction de nos approches au sujet du « réel
» (ou de « l’effectivité »). C'est aussi une partie de notre manière de faire
l'histoire juridique de notre passé, qui s’inscrit dans la construction de
notre réalité. Certains ont essayé de décrire ce processus comme impliquant la
participation de tout juriste et de tout juge individuellement, chacun écrivant
à sa manière une partie d’un livre[7] de l'humanité. Néanmoins, cette dernière
description ne prend malheureusement pas en compte les discontinuités
foucaldiennes dans la façon d’écrire le narratif de nos différentes histoires.
Mais c'est bien ces tensions qui témoignent alors de la « contemporanéité » de
notre présent qui se distingue ainsi de « l’histoire » d’un passé.
C'est en sens, qu'il
nous faudra faire état d'un deuxième paradoxe. La constitution d'un recueil, du
point de vue de la mémoire et de celui qui considère la mémoire comme le sol
‘structurant’ de notre présent, se révèle plus particulièrement comme la «
trace » de la lutte de l'homme d’établir des passerelles au-dessus des
changements. Il comporte une phobie, à juste titre. C'est celle de la perte de
la mémoire[8]. Toutefois, si nous avons fait état de la mémoire comme une
totalité métaphysique, précisons cependant notre pensée. La mémoire, pour nous,
ne peut être elle-même « mémorable ». Elle ne peut être, après la chute de la
présence, qu’une formulation de ce que le passé « aurait du » être, mais dont
le mystère subsiste, tant la « terre » du passé ne nous est plus accessible.
Telle est une position paradoxale, mais qui ne peut, comme on le verra, être
qu’éminemment fructueuse. Telle est notre position dans l’instance que nous
adoptons ici en tant que « rapporteurs » de la mémoire.
II. Traditions romano-germanique et common law
La tradition d'un
recueil de jurisprudence a tant marqué le système français que britannique,
c'est-à-dire en dernier lieu, le système mauricien. On pourra y voir une
évolution dans sa forme moderne de la tradition romaine des « jurisprudents
»[9]. Certes, c'est bien dans le monde moderne qu’une telle activité fut
formellement énoncée, comme la première Loi du 10 décembre 1790 en France. Dans le monde common law, une réglementation
formelle était, bien entendu, hésitante, tant elle forme, selon nous, une
conscience réflexive du Geist auto-révélant de celle-ci, si tant est-il
qu’il nous soit nécessaire de faire référence à la marche de l’Histoire
hégélienne. La pratique romaine ne peut donc être niée dans la facture des nos
recueils, que ceux-ci ont pris le nom, à travers les siècles, de « Rotuli curia
regis », de « State Trials » ou de « Recueil ».
Dans le passé, les
recueils étaient souvent constitués par des rapporteurs qui entreprenaient une
telle activité pour leur propre compte[10], d’habitude puisant des notes qu’ils
prenaient pendant qu’ils étaient présents à une audience. Parfois, ces recueils
comportaient de graves erreurs et inexactitudes [11]. Pour autant, n'est-ce pas
ici ce qui doit témoigner, selon nous, de l’impossibilité même de la
métaphysique de la mémoire ?
III. La constitution des recueils en droit mauricien
Si le premier recueil du
Conseil Privé était établi par Edmund Moore dès 1840, notre but ici est de
faire état d'un premier recueil qui prend en compte les décisions du Conseil
Privé faisant partie du système mauricien, tout en gardant à l’esprit notre
position quant à l’« immémorabilité » de la mémoire même. Ce recueil doit alors
prendre en compte la spécificité mauricienne dans l’établissement des lignes
éditoriales, mots clés (« keywords ») et résumés (« abstracts ») qui ressortent
d'une telle pratique « trans-systémique ».
A Maurice, le « Code
des Isles de France et de Bourbon » sous la plume de M. Delaleu, connu comme «
Code Delaleu », et même si celui portait le nom de « Code », rapportait les
diverses « ordonnances » de Louis XIV, Roi de France. Le Code régissait pendant
longtemps le Conseil Supérieur de l’Isle de France.
Pendant le règne
britannique de Maurice qui s’ensuivit, à partir du 3 novembre 1810, la première
publication des décisions judiciaires était entreprise par Maître Raymond
Bruzaud, Avocat, intitulé « Revue Judiciaire ». Une première publication était
lancée en juin 1843[12]. Malheureusement cette première entreprise cessa après
trois ans[13]. Plus tard, il devait publier dans un volume séparé les décisions
datant de 1842 à 1845[14]. Il publia une autre compilation en 1845 sous le
titre de « Recueil des décisions judiciaires de l’île Maurice, - Reports of
cases argued and determined before the Courts of the Island of Mauritius in
1842, 1843, 1844, 1845 »[15]. À
partir de 1861, bien d’autres éditeurs ont publié le « Mauritius Law Reports ».
Seuls quelques autres publications ponctuelles ont aussi été imprimées[16].
Dans les dernières
décennies, on a vu un nombre croissant des pourvois devant le Conseil Privé,
qui statue ainsi en dernière instance dans l’ordre juridique mauricien[17]. Ses
décisions ont donc épousé les contours du droit mauricien, répondant et structurant
en ses propres mots les nouvelles interrogations sociales et juridiques. Par
conséquent, il nous faut faire état d'une cour de cassation[18], au regard de
sa pratique, même si les Lords du Conseil Privé récusent[19] eux-mêmes une
telle qualification. Les décisions du Conseil, référées par un des Lords comme
« jurisprudence » selon une acception française[20], ne peuvent donc être surestimées.
L’Aufklarung a voulu
croire dans la réalisation du mythe de Prométhée qui avait pu voler le feu des
Dieux pour le donner[21], - ou peut-être pour le redonner – à l’humanité. Son
esprit vise à une réinvention de l'humain, ou alors vise à ce que l’Homme
quitte le royaume des Cieux pour fouler le sol de l’immanence. Le besoin d'une
autonomie fut alors « découvert », comme truisme de la Raison[22]. Or un même
esprit doit nous saisir en parlant d'un recueil de jurisprudence. En ce sens,
l’idée de tradition et de la métaphysique de la mémoire comporte une double
face. Alors que la tradition lie le juriste, elle est aussi la brisure qui fait
intervenir le progrès. C'est donc en recréant ce théâtre du monde des élites
des Lumières que le droit mauricien renouera pleinement avec l’Histoire.
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* Riyad Dookhy,
Barrister de Gray’s Inn (avocat), docteur en droit, docteur en philosophe, chercheur et enseignant universitaire ;
** Parvèz Dookhy,
Avocat au barreau de Paris et docteur en droit en Sorbonne.
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[1] “Sire, par la resone
ke la oure qant ce fut, sy fut le Roy Henri, ke dunke fut, en prison: e ... le
chef de leis fut en prisone, sy fut la ley en prisone, issi ke a cel oure qant
le fet &c. ne aveit yl nule ley: par quey le fet et le feffement est nul en
sei.”
« Sir, for the reason
that at the time when this deed was made, King Henry [III] was in prison: and inasmuch as the governor and the head
of Law was in prison, the law itself was in prison: so that at that time when
the deed was made there was no law: therefore the deed and the feoffment is
void in itself », in POLLOCK, Sir Frederick, Right Honorable, Bart., K.C,
D.C.L, A first book of Jurisprudence, 6th edition, Macmillan and Co.
Ltd, 1929, v. p. 299.
[2] cf. l’expression «
Blackstone’s Oracles of Judges ». V. pour les publications des « Blackstone`s
commentaries », Sir William, The Commentaries on the Laws of England,
4th edition, John Murray, Albemarle St, 1876.
Adde : BOORSTIN Daniel
J., The Mysterious Science of the Law, An Essay on Blackstone`s
Commentaries, The University of Chicago Press, Chicago and London,
originally published in 1941, republished in 1996.
[3] TIMSIT Gérard, Thèmes
et systèmes de droit, Les voies du droit, Presses Universitaires de France,
1986 ; RAZ Joseph, The Concept of a legal system, Oxford University
Press, Oxford, 1970 and 1980.
[4] GOODRICH Peter, Languages
of Law, From Logics of Memory to Nomadic Masks, Weidenfield and Nicolson,
London, 1990.
[5] LE GOFF, Jacques, Histoire
et mémoire, Collection Folio, Histoire, éditions Gallimard (1986) 1988, pp.
406.
[6] BAKER, J. H., The
legal profession and the Common Law, Historical Essays, The Hambledon
Press, London 1986, v. p. 161, and also footnote 29.
[7] MORRISON Wayne, Jurisprudence
from the Greeks to post-modernism, Cavendish Publishing Ltd, London 1997,
v. p. 9 and 10.
[8] Cf. Blackstone’s, op.cit., :
"the solemnity of our legal phrase... time whereof the memory of man
runneth not to the contrary" and Edward Coke’s definition of law reports:
"a bringing againe to memory cases judicially argued".
Adde : ABBOTT, L. W., Law
Reporting in England 1485-1585, University of London, The Athlone Press,
London 1973, v. p. 1 ; SIMPSON A. W. B., « The Common Law and Legal Theory »,
in Oxford Essays in Jurisprudence, edited by SIMPSON A. W. B., Oxford
University Press, Oxford, 1973, v. p. 93 ; FRAUNCE, A. Lawiers Logike,
1588, London.
[9] VILLEY Michel, Le
droit romain, Presses Universitaires de France, Que sais-je, Paris, 1945,
v. p. 36.
[10] POLLOCK, Sir
Frederick, Right Honorable, Bart., K.C, D.C.L, A first book of
Jurisprudence, op. cit., v. p. 294.
[11] BEAUCHAMP, J.,
J., LLD, CR., Répertoire Général de Jurisprudence Canadienne, 1770-1913,
Wison & Lafleur Limitée, Montréal, numéro 1.
[12] NAIRAC G. E..
K.C., « Foreword », in Digest of the Mauritius Law Reports, sans
pagination, P. G. Bumstead, Governement Printer, Port-Louis, 1927.
[13] The Chief
Justice, « Foreword » in Mauritius Law Review, Revue de Droit et de
Jurisprudence Mauricienne, sans pagination, Rue Jules Koenig, Port-Louis,
1977-1980.
[14] GREENE, W., Crown
Solicitor, « Preface », in Digest of the Reported Criminal Jurisprudence of
the Supreme Court of Mauritius, from 1842 to 1883, sans pagination mais
comprenant de 158 décisions, Port-Louis, 1884.
[15] NAIRAC G. E.
K.C., Digest of the Mauritius Law Reports, op. cit.
[16] Notons les mots
de Lalouette qui comportent ici un sens trans-historique : "For some
time the need has been felt by the members of the legal profession for a Digest
of Decisions ...", (LALOUETTE, G., « Foreword », in A Digest of the
Decisions of the Supreme Court of Mauritius, published by J. Eliel Felix,
Acting Government Printer, Port-Louis, 1947), which can at some point in time
express the growing feeling in the Mauritian legal system.
[17] v. L’article 81 de
la Constitution de Maurice.
[18] Il s’avère
irréfutable de le Conseil Privé s’est institué en une Cour de cassation, telle
la Cour de cassation française. v. DOOKHY Parvèz, Le Comité Judiciaire du
Conseil Privé de Sa Majesté la Reine Elisabeth II d'Angleterre et le Droit
Mauricien, Thèse de doctorant, Université Paris-Sorbonne, 1997. « A la
manière de la Cour de Cassation française, le Comité Judiciaire veille
exclusivement au respect de la norme, à sa bonne application par le juge local.
Sa mission se limite au jugement des arrêts déférés à sa censure même lorsqu'il
est saisi directement en cassation par la procédure de la voie d'action en
vertu d'une requête tendant à l'annulation d'une Loi. Juge suprême, il fixe
l'orthodoxie de la jurisprudence et veille à son respect par la Cour Suprême
locale », ibid, v. p. 92.
[19] v. la décisions
numéro 04 infra, Chooramun Jhoboo v Elias Ibrahim Coowar, (1977-1987) I MCPR
51.
[20] Cf. le terme de «
jurisprudence », in Ponsamy Poongavanam v. The Queen, see Vol II, Mauritius
Privy Council Reports, à paraître.
[21] SALOMON
Jean-Jacques, Le destin technologique, Balland, Paris, 1992, v. p. 17.
[22] FURET François, «
Préface » in DUPRONT Alphonse, Qu'est-ce que les Lumières?, Editions
Gallimard, 1996, Paris, v. p. II.
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