dimanche 21 juin 2015

Le jeu comme révélation




DOOKHY Riyad, « Le jeu : un hasard réglé », Revue Alsacienne de Littérature, Elsässische Literaturzeitschrift, No. 123, « Jeux », juin 2015, v.p. 117-119.

(Nous publions ici la deuxième partie, inédite, suite à la première partie publiée in Elsässische Literaturzeitschrift, Revue Alsacienne de Littérature).







Le jeu comme révélation

*Riyad DOOKHY (Dr)




« Jeu » et « révélation » sont intimement liés. Notre démarche consistera ici à dire plutôt que le jeu « est » « révélation »[1]. C'est la révélation, comme on le verra, d’une expérience fondamentale de l’homme au monde, d’un « logos » primaire, du Verbe sans parole du commencement, et enfin, d’un monde qui s'est exprimé dans une conscience religieuse.


Nous relèverons d'abord ce qui de prime abord paraît nier notre position ici indiquée. En effet, l’expérience religieuse de l'humanité témoigne d'une résistance à la réduction ludique de la condition humaine, dans la mesure où l’on retrouve une condamnation d’un ordre symbolique des « jeux de hasard »[2]. Cette négation qui s’inscrit dans la conscience religieuse du « jeu de hasard » nous somme de la lire comme la négation de tout « jeu ». C'est un refus de tout mimétisme « ‘du’ hasard » qui s'élève comme une position ontologique. Il ressort qu’il y a bien un refus de la part des « révélations » monothéistes envers une réduction mimétique d'un être-au-monde, qui sera un être-au-monde ‘du’ hasard. Autrement dit, il y a un refus de voir qu'un être au monde est soumis à des règles prédéterminées qui tendent à expulser tout volontarisme humain.







La face obstinée de l'homme



Or, il nous faudra délier ce refus de la conscience religieuse. Si nous pouvons dire que le « jeu » n'est que « hasard » réglé, l’homme s’obstinera à y être identifié dans ce refus même. On pourrait dire qu’un Dieu monothéiste doit s’assurer de réduire les humains en « créatures » qui évolueront selon sa règle et ses lois, donc selon son « jeu ». Pour autant, il ressort dans la négation divine même du « jeu » une face[3] obstinée de l'homme, comme le divin prenant acte d’un irréductible humain qui ose le défier. C’est un humain qui ose défier ce Dieu ou les Dieux afin de faire acte de réception de la révélation de « ce Dieu » même. L’expérience religieuse apparaît alors comme exprimant un sens du jeu qui ne devient compréhensible que comme dialectique, que comme un devenir à toujours recréer. L’homme ne peut se réduire au hasard et est sommé à l'ordre de sa « volonté » propre et peut-être irréductible.

C'est ainsi que l’expérience religieuse de l'humanité aura voulu défaire un déterminisme réducteur. Le sens du "jeu du monde" ou du "monde du jeu" (v. le développement que nous y avons consacré dans la première partie de nos propos - Revue Alsacienne de Littérature, juin 2015, p. 117 et s.) vise à rendre l'homme non pas comme un « jouant » dans le monde, fût-ce le monde d'un Dieu, mais comme un « joueur » cosmique. C'est un homme qui détient un pouvoir instaurateur qui est aussi téméraire qu’il fait dire à ce Dieu lui-même sa liberté. La symbolique du « jeu de/du hasard » condamné offre donc à l’humanité son statut divin d’instaurateur de jeu. Ce pas le sort du statut de « jouant » à celui de « joueur ». Dans ce refus qu’oppose l’homme à Dieu, il existe aussi une disqualification du divin devant la « face » de l'homme. Il faudra y voir, paradoxalement, un des enseignements fondamentaux des religions. 

La démesure


Le dépassement dont il fut question plus haut, ne pourra s’exprimer, par contre, pour nous, que selon les expériences religieuses, car notre sort s’apparente plutôt, au sein d’un postmodernisme ambiant, à une négativité de la condition humaine, et tout jeu ne dispose plus du confort d’aucune onto-théologie, d’aucune structure pré-donnée du sens. Certes, le jeu peut devenir un ersatz du bonheur[4], exprimé religieusement ou non.

Il nous faudra nous tourner davantage vers ce à quoi le « jeu » nous convie en fin de compte. Il ressort que le jeu devient une réponse qu’il adresse à l'homme. C'est alors un appel à celui-ci pour devenir « instaurateur »[5], mais il ne le pourrait que s’il s’identifie lui-même comme « instaurateur » du jeu, c'est-à-dire comme homme ayant une face obstinée contre le jeu, comme le seul élément possible pour qui le jeu existe, mais que celui-ci ne peut jamais broyer.

Cet appel, qui ne peut résonner en nous que sans cri, est une auto-condamnation du jeu par lui-même. Il y a lieu ainsi de condamner le fait que le vouloir de l’être-au-monde, dans l’ « on-dit » (dans le discours du quotidien), dans la quotidienneté médiocre, se satisfait seulement du « réel »[6]. C'est ici où l’expression langagière d’un sentiment de « perte » dans les jeux signifie le renoncement de voir le monde comme altérité. Le jeu semble appeler à un réveil à l’encontre de lui-même. Le jeu c'est donc une posture de l’altérité.

L’appel au refus des règles (du jeu) s’exprime, en fait, dans ce « dépassement », que certains ont vu comme « démesure »[7], comme exprimant un au-delà de lui-même, vers cette dimension obscure qui habite l'homme. Car si le jeu est « mimésis », il est aussi mouvement[8] (c'est-à-dire dans une logique de l’appel) vers une obscurité première. Ce « mouvement » réside dans le fait qu’il « indique » un lieu « au-delà » de lui-même. Il faut donc voir le jeu comme invitant à un « transport » qui ne peut signifier pour nous qu’un transport vers ce qui signifie, d'abord, être « soi-même », vers l’appel qui consiste à voir le jeu même comme une altérité. C'est en se posant comme altérité que le jeu peut m’inviter alors à « jouer », en tant que « joueur ».

C'est ainsi qu’on peut également dire, pour reprendre un certain type de vocabulaire, que c'est bien le jeu qui nous mène à une « vie intérieure »[9]. Si nous avons fait état d'un « mimétisme » primaire dans le jeu, il faudra maintenant voir que le « jeu » appelle lui-même à la « démesure » au-delà même de tout mimétisme, car il ne pourra en fin de compte aplanir l’altérité humaine. Par ce dépassement du jeu par lui-même, en se posant ses propres limites, il s’anéantit par là-même, lui-même, comme « mimétisme » et fait comprendre que ce mimétisme n’appelle que l’être du joueur. Cet appel signifie un appel à la capacité d'être l’instaurateur (comme face obstinée) du mimétisme[10]. C'est le sens de la victoire. D’un jeu, il est question d’un élément du dépassement. La victoire appartient à ce dépassement et non aux règles du jeu. Le ‘héros’ qui n'est pas le ‘gagnant’ est ainsi constitué, comme d'abord altérité ludique, comme « dé-règlement » du hasard.

La littérature et le jeu




Qu’il nous soit permis de dire quelques mots ici sur la littérature. La « démesure » peut s’exprimer dans une forme littéraire, comme par exemple, sous la forme de l’énigme[11] ou de la devinette, qui ne peut pour nous se réduire uniquement à une littérature du « jeu du monde ». L’énigme met en jeu l’obscurité première de l’altérité humaine. C'est le contraire du « proverbe »[12]. Le proverbe réduit le locuteur au jeu du monde qui est de l'ordre d'un rappel et non d'un « appel », d'un rappel des lois et de ses expériences. L’énigme institue le locuteur comme maître du jeu, mais ouvre la voie à une analogie de l’obscurité du dépassement. L’énigme vise à présenter un semblant de non-savoir qui appelle à la figure de l'homme.

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C'est ainsi que le « jeu » consiste pour nous, paradoxalement, en ce qui nous « montre » ce qui ne peut pas se mimer. Il n’est pas à réduire uniquement à des règles et à des conventions. Or, ce hasard réglé constitue son contraire, c'est-à-dire un appel au pouvoir créateur qui sommeille en l'homme qui le somme à s’identifier[13], à « surgir ». C'est la seule condition par laquelle l'homme pourra ‘tirer son épingle du jeu’ (du monde) et du monde du jeu.

Le Sphinx, au sujet duquel la mythologie nous laisse différentes figures, comme la fille de Typhon ou comme « regard » en provenance de la plaine Gizeh[14], mais en tout cas, mi bête-monde, mi dépassement comme la ‘face obstinée’ de l’homme, institue le « jeu » dans une forme littéraire, comme une énigme mise dans la forme d'une question[15]. Peut-être serait-il la figure, en fait, d'un Dieu du dépassement, d’un Dieu du « Jeu », qui ne peut que faire surgir la réponse, qu’Œdipe prononcera. Nous n’aurons aucune difficulté à y voir ici une figure du « jeu » qui se transfigure en « Je ».














[1] Cf. L’expérience de la révélation du jeu : « Par le jeu, l’apprenant (le jeune enfant, le postulant, le candidat à l’initiation) accède à un savoir […] mais peut ambitionner d’accéder à un niveau supérieur, […] le domaine de l’initiation. Dans ce cas, il participe au Jeu cosmique ayant pour théâtre l’univers, et où la Vérité surgit comme révélation […] », Mamoussé DIAGNE, Critique de la raison orale, Les pratiques discursives en Afrique noire, Éditions Karthala, 2005, v. p. 168.
[2] Coran II : 219 ; Régis BLACHÈRE, Le Coran, G.-P Maisonneuve & Larose, Éditeurs, Paris, 1966.
[3] Entendons ‘face’ ici comme « visage », comme le « phanim » hébreu. Cf. Emmanuel LÉVINAS, Totalité et Infini, Essai sur l’extériorité, Le Livre de Poche, 1971.
De même, v. le sens de la ‘face’ dans la Torah : Exode, 33 : 23 : « … et tu me verras par derrière, mais ma face ne se verra pas ».
Si le visage d’un Dieu ne peut s’« épiphaniser », l'homme, pour nous, est l’être qui s’obstine à l’élévation de son visage, d'où notre vocable de la « face obstinée » de l'homme.
[4] Car, « par le jeu, notre vie fait l'expérience d'une création particulière, du bonheur de créer ; nous pouvons tout être, toutes les possibilités s’offrent à nous, nous avons l’illusion d'un commencement libre, sans entraves. En dehors du jeu nous sommes déterminés par l'histoire de notre vie, nous nous trouvons dans une situation qui n'est plus l'objet d'un choix », FINK, Le jeu comme symbole du monde, op.cit., p. 79.
[5] Dans quel sens l'homme serait-il l’instaurateur du mimétisme ? En effet, c'est ici où l’être-au-monde, en participant comme « jeté » dans un monde, lui donne sa cohérence et devient le garant de l’existence du jeu. C'est en cela qu’il devient nécessairement un instaurateur.
[6] HEIDEGGER, Être et Temps, VEZIN, 1986, op.cit., v. p. 244 § 41.
[7] BATAILLE, L’érotisme, op.cit., v. p. 141.
[8] Cf. « Mais la vie est mouvement et rien dans le mouvement est à l’abri du mouvement. […] l’être a l’expérience intérieure de l'être dans la crise qui le met à l’épreuve, c'est la mise en jeu de l'être dans un passage allant de la continuité à la discontinuité, ou de la discontinuité à la continuité », BATAILLE, L’érotisme, op.cit., v. p. 109.
[9] BATAILLE, L’érotisme, op.cit., v. p. 111.
[10] On pourra voir ici une expression qu’on peut qualifier comme une « entente » heideggérienne.
[11] On pourra lire le travail de Mamoussé DIAGNE, Critique de la raison orale, op.cit., v. p. 92. Adde : ibid, p. 98 (« le sens de la devinette est de poser en permanence la question : « Où est le chemin ? » […]). Nous insisterons sur le « qui » qui ‘se’ pose cette question.
Cf. « […] il n'y a d’énigme que parce que celui qui parle brouille […] le lien qui unit une sentence à la situation d’emploi qui l’éclaire. L’obscurité est ici produite comme résultat d'une décision consciente […] », ibid, v. p. 94.
[12] « Il convient de noter la différence et les relations qui s’établissent entre les expériences (en tant que faits empiriques, choses dont on fait l’expérience) et l’expérience (au sens où on dit de quelqu'un qu'il a de l’expérience ou qu'il est expérimenté). […] nous sommes en présence de ce qu’il faudrait considérer comme le procès de constitution du proverbe, ce qui le fait émerger comme discours sanctionnant une série d’expérience. Parce qu'il est au terme de cette série, dont il permet de récapituler les éléments constitutifs, il a une fonction de rappel », DIAGNE, Critique de la raison orale, op.cit., v. p. 67.
[13] « On pourrait appeler ‘jeu’ l’absence du signifié transcendantal comme illimitation du jeu, c'est-à-dire comme ébranlement de l’onto-théologie et de la métaphysique de la présence. […] Ce ‘jeu’, pensé comme l’absence du signifié transcendantal, n'est pas un jeu ‘dans le monde’, […]. Pour penser radicalement le jeu, il faut donc d'abord ‘épuiser’ sérieusement la problématique ontologique et transcendantale, traverser patiemment et rigoureusement la question du sens de l'être, de l'être de l’étant et de l’origine transcendantale du monde – de la mondanité du monde – […]. Fût-ce sous rature, […] C'est donc le ‘jeu du monde’ qu'il faut penser ‘d'abord’ : avant de tenter de comprendre toutes les formes de jeu dans le monde », DERRIDA, De la grammatologie, op.cit., v. p. 70-71.
[14]Notons, la pertinence du Sphinx de Gizeh, dit « Abu-l haul », c'est-à-dire, littéralement « le Père du dépassement ».
Le « regard » n'est-t-il pas un « scrutement », un « sonder » et un « prospecter » du lointain, de l’ailleurs, une  expectation du surgissement d'une altérité ?
[15] « Quel est l’être qui marche sur quatre pattes au matin, sur deux à midi et sur trois le soir ? »

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