dimanche 26 juillet 2015

La dangereuse aventure du créole graffiti (2)







Le Maurcien, Vendredi 24 Septembre 2010, Forum
GRAPHIE ET ÉTYMOLOGIE

La dangereuse aventure du créole graffiti (2)…
RIYAD DOOKHY (Barrister à Londres et chercheur au Centre de Recherche Carré de Malberg, France)

Cette attitude foncièrement idéologique du graphisme pseudo-phonétique entraîne ainsi une dé-lexicalisation dangereuse du créole. S'y pose la défiguration et disparition des termes savants, des concepts et des tournures de l'esprit, qui ne peuvent se dire en créole qu'en empruntant un idiome français créolisé. Tout l'apport de l'esprit - au-delà d'une simple vocalisation langagière à la mauricienne - ne peut se faire qu'en empruntant et en donnant cours à un créole francisé, à un français qui sert de texte de fond du discours créole.

Notons aussi, en passant, que cette graphie pseudo-phonétique cache des contradictions internes : le pluriel peut-il prendre le signe français "s" ? (ou alors, en créole 100 "roupies" et une "roupie" ne sont que "roupie" ?) ; comment conceptualiser une normalisation grammaticale si ce n'est qu'en ayant recours aux concepts descriptifs, ou pour certains, génératifs du paradigme latinisant, dont le français ?

La spécificité mauricienne
A Maurice, les configurations linguistiques sont marquées, d'une part, par l'usage presque exclusif de l'anglais au sein de l'Administration, et, un discours idéologique à la haïtienne (un créole entraînant une fermeture au savoir et un abêtissement du peuple), d'autre part. Celles-ci sont en outre conjuguées au fait que le français ne jouit pas du statut de langue d'enseignement alors qu'il serait plus fidèle à la réalité mauricienne. S'il en était ainsi, le français acquerrait une importance capitale dès lors que l'on reconnaîtrait son rôle de sens transcendantal (plus ou moins phénoménologique) dans la dynamique du créole mauricien. Il est une langue en filigrane mais bien présente dans la lexicalisation directe du monde par le Mauricien et une conceptualisation source dans le découpage et la compréhension de l'être-au-monde. En l'état actuel, la réalité linguistique mauricienne est marquée par des fractures et des aliénations linguistiques qui influent sur le génie de la nation mauricienne que l'on évite d'apprécier.
Dans le contexte institutionnel mauricien, l'écriture pseudo-phonétique du créole se présente comme un danger d'enfermement. Elle s'écrirait comme dans un vide herméneutique, dans une rupture totale avec son lien français, comme un faux substitut à celui-ci. Elle imprime la rupture avec le fond français et propose l'herméticité d'une graphie créole. Cette écriture ne peut alors que conduire vers une rupture du savoir et à une fermeture au monde et à l'horizon transcendantal du français. Le patrimoine linguistique français est, en réalité, celui de tous les Mauriciens, sans exception, qui doit être réclamé en tant que tel, mais, bien entendu, avec l'avantage de l'histoire, qui donne une forme mauricienne au français et qui lui a donné un créole francophone. Celui-ci s'inscrit dans le continuum de cette langue romane, d'où émane sa richesse et sa sagesse. C'est alors à bon droit que le créole continuera d'emprunter une notation latiniste.

Par opposition, une graphie latiniste du créole (celle de l'écriture du créole traditionnel, le créole "C"), conservant là où peut se faire une orthographe française, permet au Mauricien, même faiblement scolarisé, d'ouvrir un dictionnaire français ou une encyclopédie, de lire un journal, de s'instruire de ses droits et de se lier au grand monde (possibilité que la graphie pseudo-phonétique lui refuse). Le monde moderne repose institutionnellement sur le XVIIIe et XIXe siècle, forgé par une Europe francophone. C'est ici un avantage du Mauricien que de pouvoir accéder directement à la construction du monde moderne, de façon quasi-native, qu'une graphie latiniste doit conforter, mais que lui refuse une graphie "K". Cette possibilité est fermée à d'autres peuples qui n'ont pas le français, même en tant que dialecte ou créole, comme langue primaire.

Lien avec le français et le latin
Une graphie du créole, au final, doit être lisible, et doit être acceptée par le monde savant. Elle doit s'inscrire dans un pragmatisme contextuel, tout en facilitant l'accès à la connaissance. Elle doit opter pour l'ouverture et l'épanouissement même de son signe, et non pour sa fermeture et son atrophie. Ce n'est que la graphie traditionnelle qui peut prendre en charge ces critères. Il faut aussi savoir que l'économie mauricienne repose en grande partie sur le tourisme. Il y a lieu d'avoir une approche pragmatique et de prendre en compte l'image et l'accessibilité des étrangers et touristes, surtout francophones, au créole et à la nation mauricienne dans le but du rayonnement et l'épanouissement de celle-ci. Le créole mauricien en tant que représentant du créole de l'océan Indien ne pourrait que s'appuyer sur une graphie uniforme francophone pour une meilleure reconnaissance d'elle-même et des autres parlers créolophones voisins.
Pour nombre de lecteurs mauriciens, la graphie "K" représente une pause de lecture, un arrêt, parfois une déroute, qui l'arrache à sa logique orthographique francophone. L'accessibilité et le décryptage du créole n'y gagnent en rien, mais souffrent plutôt d'un rejet. Son écriture ne se démarque qu'en opposition au grand monde ouvert à la connaissance. La graphie "K" n'est pas une normalisation grammaticale ni ne participe d'une orthographe sécuritaire et démocratique dans la mesure où elle serait toujours la marque des choix individuels et sur laquelle un consensus uniforme serait impossible. Elle privilégierait la rupture au lieu de la continuité. Elle ne peut séduire que quelques-uns comme un idiome non réglementé, donc présentant une liberté comme étant sans normes, donc sans faute ; cette séduction est trompeuse. Car il existerait une certaine réglementation et une certaine normalisation.
La graphie "K" rend le créole sans passé, en niant son lien avec le français et le latin, telle une créature bâtarde de l'histoire en mal de légitimité, sans racines et peut-être en cela sans futur.
L'écriture phonétique n'est qu'une écriture technique à des buts limités. A Maurice, elle est empreinte d'une vision idéologique qui entraînerait des conséquences graves pour la génération de demain. Pourtant, les journaux parus à Maurice s'adonnent de plus en plus à cette graphie, une pratique que nous ne pouvons que regretter et condamner fermement. Elle ne conduira qu'à l'aliénation du peuple et provoquera une grande fracture linguistique entre ceux qui maîtrisent les langues internationales et ceux réduits à la seule langue créole phonétique. Dût-on l'écrire, le créole doit impérativement retrouver sa graphie traditionnelle. La presse écrite, qui a joué un rôle primordial dans la défense de la démocratie et la construction de la nation mauricienne est aussi le gardien de la forme littéraire de notre société. Elle doit assumer cette fonction de manière responsable.


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